Emmanuel Hocquard

 

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La cinquième partie d'une ligne ne peut nous échapper 

Cette exposition (Caracas, 1990) rassemble, dans un lieu éloigné de tous les autres, des peintures qui ont été réalisées dans différents lieux, sous différentes lumières, au cours d’une période de vingt ans. Cette conjonction montre, de façon elliptique, le produit d'un travail de vingt années, mais ne montre ni le travail ni le temps de ce travail. C’est cette double part invisible, sans mesure, que je voudrais évoquer ici : « un désir de toucher à distance, comme si le nom (Raquel) était hors du signe physique de la visibilité » (Jacques Sojcher).

Qu’il me soit permis de parler en tant qu'écrivain qui, toutes ces années, a quotidiennement partagé avec le peintre le même travail et les mêmes passions intellectuelles. Et je ne parle pas seulement d'Orange Export Ltd., la maison d'édition que nous avons fondée et dirigée ensemble pendant quinze ans.

Je vais commencer par une photographie, très abstraite, en noir et blanc, extraite d'un album que Raquel avait justement intitulé : « sans ornement sans interruption » (titre qui ne comporte ni majuscule initiale, ni ponctuation finale). La photographie, contemporaine des triptyques et diptyques exposés ici, représente l'atelier de Raquel vu en contrejour, sans personnages, et montre seulement les lignes droites, verticales et horizontales des fenêtres et des murs, et les surfaces rectangulaires des tableaux et des tables. Elle est accompagnée de la légende suivante : « dans chaque chambre il y a une certaine quantité de volumes et de surfaces qui peuvent être perçus… La cinquième partie d'une ligne ne peut nous échapper ». Cette photographie (que vous ne voyez pas) avec cette légende qui se termine (?) sous une forme plutôt énigmatique, est à mon avis une bonne introduction au travail invisible dont je parle. Il y faut associer deux autres photographies publiées dans le même album, que commente Marcelin Pleynet dans sa très belle étude sur Raquel : une d'elles montre l'artiste dans son enfance, à Gibraltar où elle est née, devant la porte du cimetière ; l'autre représente sa grand-mère dans les dernières années de sa vie, un livre ouvert dans les mains. (Le livre est blanc, dans la photographie, comme la Lettre de Vermeer.) « Dans chacune de ces photographies et dans ses commentaires, écrit Marcelin Pleynet, il est impossible de ne pas voir un ordre d'interprétation où la fonction du corps joue de façon généalogique, sur fond de cimetière, son apparition et sa disparition dans le livre de l'aïeule. Ces jeux provoquent un effet de mémoire et, plus tard, bien au-delà, l'écoute généalogique de la mémoire : le livre ».

Il y a quelques semaines, en cette fin d'été 1990, de ce même atelier figurant sur la photographie, j'ai vu sortir les peintures, après les avoir vues enroulées en vue de leur transport à travers l'Atlantique. Imaginez aujourd'hui, à  distance, ces rouleaux de toile déroulés et reconvertis, sur les murs de la galerie qui les reçoit, en une certaine quantité de surfaces susceptibles d'être perçues : une ellipse développée devant vos yeux, comme le livre antique (volumen) ou, aussi bien, comme le livre blanc que tient dans les mains la grand-mère à la fin de sa vie. Vous qui entrez maintenant dans ces salles où vous pouvez percevoir une certaine quantité de volumes et de surfaces, vous entrez dans un livre. Ce n'est pas une métaphore. Marcelin Pleynet ne se trompait pas quand, très justement, il a intitulé son étude sur le peintre : « Le livre de Raquel ». Il est impossible de décrire un livre, car sa description exacte serait le livre lui-même. La peinture de Raquel, plus que toute autre, réalise cette tautologie, ce qui décourage les commentaires artistiques. « Les tableaux de Raquel ne sont pas faciles à voir, écrit Marcelin Pleynet. Sa peinture est comme aucune autre et elle est, si je puis dire, plus difficile qu'aucune autre ».

Mais il ne nous est pas interdit de recourir aux mots du peintre. Et de noter que ces mots sont, littéralement (pas métaphoriquement), ceux que nous utilisons pour parler du livre : la cinquième partie d'une ligne ne peut nous échapper.

Je ne m’attarderai pas sur les mots : marge, volume, pliure… ni sur la prédilection pour le diptyque (la double page du livre ouvert).

Et je ne m'étendrai pas non plus sur les livres réalisés avec les écrivains ; ni sur l'importance de l'œuvre sur papier ; ni même sur l'aller-retour, absolument essentiel, entre le livre et la toile, échange qui ne cesse de nourrir et d'enrichir la recherche du peintre. Et de ceux qui ont travaillé avec elle.

Je veux cependant souligner que, de tous ceux qui ont parlé de ses peintures, ce sont les écrivains qui l'ont fait avec le plus de pertinence.

Mais tout cela est assez évident. Ce qui l'est moins, c'est cette la dimension non visible, dont Claude Royet-Journoud écrit : « En effet il y a narration... et comme toute narration, celle-là a à voir avec le temps et la mémoire ».

C'est ainsi que Raquel écrit : « Le moment de la fabrication fait partie du temps de la peinture. La peinture apporte aussi avec elle l'histoire de ce temps. Ce qui se montre est ce travail, cette lente (dé)construction. La mémoire au travail ».

Un paradoxe ? Ce qui caractérise précisément l'aspect radical de cette position « à l'envers », c'est qu'ici la mémoire au travail ne procède pas par découvertes successives (mise au jour des objets identifiables et donc répertoriables esthétiquement ou repérables historiquement), mais plutôt au contraire par des recouvrements. De tels recouvrements ont pour effet d'évacuer (de masquer, dit Marcelin Pleynet) toute trace de représentation. Celle-ci, réduite à ces champs monochromes ou presque, neutralise à la fin la couleur même comme référent ultime, car il y a effectivement disparition, blanchiment (du livre de la grand-mère), même si les couleurs avoisinent souvent le noir. Mais il ne s'agit pas de couleur. Pour limiter le vocabulaire du livre, je dirais que le travail est (dé)construit en palimpseste.

« Elle est déposée en couches », écrit Raquel. « Dans cette superposition de couches, ajoute-t-elle, se trouve un résumé de toute mon histoire, l'histoire de ma peinture ». Et de mettre l'accent, à ce propos, sur la lenteur, comme Wittgenstein : « Je voudrais ralentir le tempo de la lecture. Parce que j'aimerais lire lentement… Il arrive qu'une phrase ne puisse être comprise que si elle est lue selon le tempo requis. Toutes mes phrases doivent être lues lentement ».

De cette lenteur, Raquel parle ainsi : « Je pense à ce photographe qui prend des photos du métro de New York à dix-huit heures. Personne ne figure sur les photographies. Comme si les quais du métro étaient déserts. Simplement parce que le temps d'exposition est tellement long que les personnes présentes, en mouvement, passent trop vite devant l'objectif pour impressionner la pellicule. Dans ma peinture, un ralentissement similaire consume tout le superficiel, tout le superflu ».

Dans les triptyques, par exemple, Raquel réitère un espace de vide (comme pour accentuer son amplitude) ; elle peint la retenue du geste jusqu'à se disloquer la main.

 

" Cette peinture : note finale, post-scriptum sans fin d'une histoire dont nous ignorons jusqu'au premier mot. " (Alain Veinstein).

 

Paris, 22 septembre 1990

 

 

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