Bogdana Savu-Neuville

Bogdana 

 

Interview de Raquel et d’Emmanuel Hocquard. Bucarest 1992.

Bogdana Savu : Dans quelles circonstances est née Orange Export ?

Emmanuel Hocquard : J’ai commencé à écrire en I968-1969. J’ai envoyé mes manuscrits à un certain nombre d’éditeurs dont Le Seuil, Gallimard, Laffont ; les réponses ont été les réponses que tous reçoivent : vous êtes tout à fait extraordinaire, mais vous n’entrez pas dans le cadre de nos publications. Je ne me suis pas démonté pour autant et avec Raquel on a décidé que, bon, on allait faire notre propre maison d’édition, mais pas pour me publier moi, pour publier les gens qui nous intéressaient.

À cette époque-là, nous vivions à Nice. On décide de laisser tomber Nice et tout ça parce qu’on ne pouvait pas imaginer faire une maison sérieuse d’édition en Provence à cette époque-là. Ce n’est plus la même chose maintenant. C’était tout au début des années 1970. Maintenant en France tu peux faire une maison d’édition à Tourcoing ou à Menton, c’est pareil. À l’époque, il fallait que ce soit à Paris, c’était impossible de la faire en province, il n’y avait pas la décentralisation, il n’y avait pas la circulation des idées, des gens, etc. On arrive à Paris et je dis à Raquel : « Écoute, personne ne veut me publier, je me publie ». On me publie. Eh bien, j’ai décidé que le premier livre d’0range Export serait un livre d’Emmanuel Hocquard. Et puis bon, là, moi, je ne connaissais rien à la littérature contemporaine, Raquel connaissait un peu plus, elle connaissait Claude Royet-Journoud.

Raquel Levy : En fait, moi, je suis montée à Paris avec l’idée de voir Giroux et de publier Giroux, c’est ce qui m’intéressait, Roger Giroux. Et puis, il est mort.

E.H. : On l’a publié plusieurs fois puis après, post mortem. Si tu veux, ce qui est intéressant dans l’histoire d’0range Export ce n’est pas de dire qu’elle a été la meilleure maison d’édition française, etc., même si c’était vrai, mais de voir un mec qui est historien, universitaire, qui ne connaissais rien à la littérature contemporaine. Raquel, elle avait vécu à Paris, elle avait connu des gens, Adamov, par exemple. Moi, je n’avais jamais de ma vie rencontré un écrivain. Le premier écrivain que j’ai rencontré c’était Cisneros, ã Nice, et puis Michel Butor, et c’est tout, tu vois ? J’arrive à Paris, les mains dans les poches, historien, et je dis : « je fais une maison d’édition d’avant-garde de littérature contemporaine ». J’avais plus de métier, j’avais abandonné l’enseignement, je peignais les murs pour gagner ma vie et en toute innocence je dis : « Je vais faire une maison d’édition d’avant-garde ». C’est comme ça que ça s’est passé. Écoute, qu’est-ce qui ne va pas dans mon histoire ?

R.L. : Continue...

B.S. : Donc, vous avez commencé à faire un livre avec...

R.L. : Cisneros. Cisneros m’avait proposé de faire un livre avec lui. Donc, j’ai fait la maquette, mais elle était immense... il n’a pas été fait, ce livre, il fallait un million pour le réaliser. Ensuite, Butor est venu me voir et on a décidé de faire un livre ensemble. Mais la maquette était aussi immense. L’idée était, en fait, au départ, de Cisneros. Voyant mes tableaux, il a écrit un truc dessus et puis on a décidé de faire un livre ensemble et c’est comme ça que le premier livre s’est fait. Ensuite il y a un livre qui s’est mis en train avec Butor, qui n’a pas été fait à ce moment, et puis on a commencé à avoir ras-le-bol de Nice. Emmanuel détestait Paris, moi, j’ai dit « à Paris, tu verras, c’est beaucoup plus facile, et on a dit ciao. Le livre de Cisneros était trop cher et donc on a commencé à faire un livre sur un texte d’Emmanuel. C’était Le portefeuil.

E.H. : Oui, je reprends. On peut très bien, je pense, quand on ne connaît rien a la littérature, â l’édition, a la typographie, quand on ne connaît rien il rien, si on veut, on se met dans la tête de faire une maison d’édition d’avant-garde, on y arrive. On connaissait Claude Royet-Journoud, Daive, et puis après tout le monde. Tu vois, c’est ça ce qui est intéressant, si tu veux qu’on se rapporte aussi aux Roumains, tu peux commencer une entreprise de grande envergure et qui a ensuite des retombées importantes même quand elle a cessé d’exister.

R.L. : Et nous n’avions pas un sou...

B.S. : Tu disais que le début remonte aux années 68-69 . Y a-t-il un rapport entre les événements de 1968 et...?

R.L. : Non, pas du tout, Emmanuel avait déjà fait son truc tout seul. Il a fait son premier livre là-bas, sans qu’il connaisse ce qui se passait en France. En 68 tout se passait à Paris, nous, nous étions à Nice.

E.H. : Pour nous, à Nice, tout se passait à la radio. Et à la radio, ça ne voulait rien dire. Ils passaient des trucs, des chansons de Dutronc et d’autres connards et des informations du type : « Le général de Gaulle a tel âge, tout va bien, etc. » C’est ça. 68, c’est à Paris que ça s’est passé.

B.S. : Et puis comment tout ça a évolué, Orange Export ?

R.L. : Il faut dire que tous ces gens que nous avons publiés maintenant sont très connus, mais à l’époque ils n’étaient absolument pas connus, avec quelques exceptions, Jabès...

E.H. : Les gens qu’on a publiés n’étaient pas absolument pas connus. Royet-Journoud avait déjà fait une revue à Londres, Faye n’avait rien publié, Guglielmi avait publié un demi-livre chez Seuil. Ce qui est intéressant c’est que c’était une génération. Une génération d’écriture qui s’intéressait à des choses en commun. On a formé très vite une sorte de groupe, qui existait physiquement, c’est-à-dire que le groupe venait et se soûlait la gueule ici tous les soirs pendant trois ans, on dînait ensemble, on parlait, on changeait des impressions, on lisait, mais il n’a jamais existé entre nous des choses qui étaient de l’ordre du manifeste, des répressions. On était d’accord contre. Bon, chacun était très différent et est resté très différent, il n’y a jamais eu la volonté de former un courant. C’était l’époque où les grandes citadelles idéologiques et théoriques étaient vivantes encore. Il y avait encore Tel Quel qui était actif, il y avait Change qui était encore plus actif que Tel Quel, pour la poésie en tout cas, parce que pour la poésie, il ne faut pas rigoler, Tel Quel ne présentait jamais rien. Et nous, on n’avait rien à foutre de tout ça.

R.L. : Ce qui est intéressant c’est que tout ça a commencé pas d’une façon littéraire, mais parce que moi, je faisais des fêtes, où j’invitais des gens que j’aimais bien, des gens qui peut-être ne s’étaient jamais vus. Il y avait des gens de Change, de Tel Quel, Henri Deluy d’Action Poétique. Je me souviens que la première fois chacun était dans son coin et observait l’autre, ils ne s’étaient jamais connus, jamais parlé et en fait c’est ici que les rencontres ont commencé à se faire. C’est drôle, mais dans la fête.

E.H. : Il faut dire qu’en ville, c’était pas la fête. Quand un type de Tel Quel croisait un type de Change, ils ne se parlaient pas.

R.L. : Une fois il y avait même Bob Marley qui était venu.

E.H. : Si tu veux, le processus a été le suivant : on a commencé à se publier entre nous, c’est-à-dire des gens d’une même génération et qui avaient à se partager, sinon des choses positivement, au moins négativement. On était d’accord contre un certain nombre de choses. Contre cette poésie poétisante, omniprésente, tout ça nous faisait chier, nous, on s’intéressait à des problèmes intellectuels, aux problèmes de langue, aux problèmes de comment la langue poétique pouvait recouper le discours politique, c’est pas un discours théorique comme à Tel Quel si tu veux, mais les mêmes préoccupations étaient là. Et Orange Export a duré en gros 15 ans, au bout de 3-4 on a décidé d’agrandir un peu le cercle, c’est-a-dire de faire intervenir dans la maison d’édition des gens plus âgés et plus jeunes : du Bouchet, Jacques Dupin, Edmond Jabès, Denis Roche, Jacques Roubaud, Bernard Noël, enfin bref, la génération d’avant, et même deux générations avant. Mais on a quand même commencé par nous, et le noyau c’était nous. Les autres, ils venaient s’agglutiner autour de ça. Et éventuellement se rencontraient. Marcelin Pleynet par exemple a rencontré pour la première fois Jacques Roubaud ici. C’est des gens qui publiaient depuis longtemps séparément, l’un chez Gallimard, l’autre chez Seuil et qui ne s’étaient jamais rencontrés, parce que l’un était Change, l’autre Tel Quel. Donc Orange Export a été un peu le moment où ces grandes citadelles théoriques ont décliné, c’était un petit peu l’endroit qui avait recueilli ce qu’il y avait de meilleur dans les générations d’avant.

R.L. : Marcelin, je l’ai connu par ma peinture. Il est venu voir ma peinture, il l’a beaucoup aimée et on a décidé de faire un livre et c’est comme ça. Il a écrit un livre sur moi, mais spontanément, et on a même décidé de faire un livre ensemble ! Et c’était le premier livre qu’il a fait avec quelqu’un d’autre, car les gens tremblaient tellement devant lui que personne ne pouvait approcher Marcelin Pleynet, Tel Quel, tu ne peux pas savoir ce que c’était, quoi. Comme un épouvantail. Tu te rappelles Rottenberg, il tremblait parce qu’il avait parlé avec Sollers.

B.S. : Qui était chez Tel Quel ?

R.L. : Qui était LE Tel Quel.

E.H. : Qui était le Pape.

R.L. : Avec Marcelin. Ils étaient dans le même bureau. Ils sont toujours ensemble. 

E.H. : Pour revenir sur la démarche Orange Export, ce qui est amusant c’est que nous avons fait Orange Export un peu sur le modèle américain. Sans connaître vraiment — bien, mais d’après ouï-dire, c’est qu’une petite maison d’édition pouvait rassembler ce qui lui paraissait le plus intéressant de toute la production poétique. Pas seulement française, mais essentiellement française. Il y a eu des Américains, des Espagnols, mais surtout des Français. Et les livres étaient imprimés par nous-mêmes, ici, tirés à très peu d’exemplaires, ça allait de neuf exemplaires à cent, à soixante exemplaires, mais c’était une vraie maison d’édition, c’était pas du compte d’auteur. Les livres étaient en librairie, les libraires en commandaient, on faisait les paquets, on envoyait les livres et quand c’était épuisé, c’était épuisé.

B.S. : Et c’est toi, Emmanuel, qui imprimais les livres.

Fabricationdulivre.Emmanuel

E.H. : Et ça a eu très vite une très bonne réputation. C’est-à-dire que les gens savaient que c’était une maison d’édition qui était spécialisée dans l’avant-garde, dans ce qu’on appelait encore l’avant-garde et qu’elle était sérieuse. Et donc être publié à Orange Export c’était même pour certains auteurs quelque chose d’important. Même si c’était à très peu d’exemplaires. Les livres circulaient.

R.L. : C’est la première fois qu’il y avait quelque chose comme ça. Parce qu’avant il y avait les livres de luxe, les livres de bibliophilie, et c’est contre ça qu’on réagissait aussi.

E.H. : Oui, c’est ça, nous, on n’a jamais fait de bibliophilie, jamais. Nous, on faisait des livres qui circulaient, un livre de bibliophilie va directement sous une vitrine, ça ne circule pas.

Et donc, pendant et surtout après, ça a été un modèle. Il s’est produit dans l’édition française ce qui se passait déjà aux États-Unis de plus en plus et ce qui se passera de plus en plus partout. À savoir que les grandes maisons publient de moins en moins de poésie parce que c’est pas rentable, et puis je crois qu’il y a même une question d’incompétence de la part de comités de lecture qui ne savent pas apprécier entre les livres de poésie lequel est intéressant et lequel ne l’est pas. À l’époque d’Orange Export, il y avait encore des collections vivantes chez beaucoup de grands éditeurs. Puis, peu à peu, ces collections ont disparu et toute la production poétique intéressante a reflué chez les petits éditeurs. Orange Export a été, d’une certaine manière, un exemple et un relais. Et après, il y a eu une multiplication des petites maisons d’édition en France, certaines étaient éphémères, d’autres pas. Et actuellement, je dis ça un peu au hasard, mais je crois que 80 % de la poésie qui se publie en France est publiée par des petits éditeurs et quand je dis 20 %, je suis généreux pour les grands éditeurs. Aujourd’hui, oui, 1992, il y a P.O.L., celui qui en publie le plus. Il y a Gallimard, Flammarion et c’est tout.

B.S. : C’est un peu ici que je vois un parallèle avec ce qui se passe maintenant en Roumanie.

E.H. : Le problème de l’édition de la poésie ne se résoudra que par les poètes eux-mêmes, qui décideront de créer leurs propres maisons d’édition. Car la plupart des maisons d’édition ont été fondées et animées par des gens qui écrivent. Pour les revues aussi. Mais pour les revues c’est plus normal. Et aux États-Unis c’est pareil. Là, c’est 90 % de la production poétique et de ce qui est important en qualité et en quantité qui sont entre les mains de tout petits éditeurs qui sont eux-mêmes des écrivains. Ils trouvent l’argent, la distribution et ça marche. Chez tous les grands éditeurs, je ne vois guère actuellement que John Ashbury. Donc, pour la Roumanie, si les grands éditeurs cessent de publier de la poésie, les écrivains prendront le relais. Ils fonderont leurs propres maisons d’édition.

R.L. : Oui, mais ici il y a aussi autre chose. Maintenant tout le monde a une subvention.

E.H. : Oui, c’est un phénomène français qui n’est pas forcément une bonne chose. C’est que le CNL aide considérablement et l’on peut vraiment dire que la poésie française est subventionnée par le CNL, bien sûr, indirectement. Ce qui n’est pas le cas des États-Unis ; là il n’y a pas de ministère de la Culture, il y a, sans doute, des aides, mais depuis Reagan et Bush ça devient problématique pour les Américains. Mais je dois dire que la situation de la poésie française est merveilleuse dans le monde, par rapport à tous les autres pays que je connais. N’importe quel petit éditeur qui publie un truc pas trop dégueulasse, pas trop mauvais, il a une subvention, des aides pour publier son livre. Pour revenir, nous, on a été une génération très forte, qui a rompu, mais massivement, avec un certain nombre de pratiques d’écriture d’avant et qui on a presque fondé quelque chose qui risque de devenir un académisme… Quelque chose qui est exemplaire, mais qui en même temps peut se retourner contre. Aujourd’hui il y a de jeunes écrivains, je parle de gens comme Pierre Alféri, comme Olivier Cadiot, des gens qui sont vraiment d’une autre génération... Olivier Cadiot c’était la sortie, la fin d’Orange Export.

R.L. : C’était le dernier qu’on a publié.

E.H. : Mais les éditeurs continuent à publier des gens de notre génération, car la relève est lente, mais quand même elle vient. Mais qu’elle a été longue à venir ! On a attendu pendant toutes les années 80 et ça ne venait pas. Et maintenant, heureusement, ça vient. Et ces gens, c’est normal, ils se retournent contre nous, en disant d’une part « Vous avez été étouffants », d’autre part « Vous avez tout contrôlé, on ne pouvait rien écrire, rien publier sans passer sous les fourches caudines de votre génération, et, en fait, vous avez pris le pouvoir et maintenant, le pouvoir, il faut que vous le lâchiez ». Mais il faut, comme je disais, voir à qui on a pris le pouvoir. D’une certaine manière, « on l’a pris » c’est une métaphore, il ne faut pas déconner non plus. On n’a quand même pas pris la Radio, la Télévision, l’Armée.

C’est-à-dire rien que nous deux, on a fait une maison d’édition, pendant 13 ans j’ai animé pour 3 000 francs par mois l’atelier de poésie de l’ARC au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, j’ai fait des anthologies, j’ai écrit mes livres, j’ai fait des conférences, on a tous énormément travaillé. Si c’est ça prendre le pouvoir, oui, on a travaillé et on a réussi effectivement à donner à notre génération en France une place que les salopards qui nous avaient précédés n’étaient pas du tout disposés à nous donner spontanément. Alors que nous, on a travaillé non pas pour écarter ces espèces de vieilles badernes ignobles, horribles, qui sont toujours vivantes, qui sont là, en train de guetter pour reprendre le pouvoir. Nous, on a travaillé aussi pour ouvrir pour les jeunes, on les a aidés, on les aide, c’est-à-dire Cadiot, Alféri et les autres. Nous maintenant on a le pouvoir, institutionnellement. On est moins bien placés qu’on l’a été dans les années 70. Parce que notre boulot s’est imposé et puis... C’est un travail qui a usé notre vie, celui d’imposer une nouvelle façon de penser la poésie.

B.S. : Et quelle est cette façon ?

R.L. : C’est la rigueur.

E.H. : Oui, mais la rigueur ne veut rien dire, parce que Bonnefoy, c’est rigoureux aussi, du Bouchet c’est rigoureux. Eux, c’est nos parents, mais on n’a pas les mêmes idées, on n’a pas les mêmes ambitions, disons, en gros, que la génération à laquelle j’appartiens. C’était une poésie qui ne se voulait pas une poésie du sentiment de la nature, de la religion, des états d’âme, petits ou grands, c’est une poésie qui se voulait d’abord intellectuelle, qui posait des problèmes, pas des problèmes nouveaux, qui posait les problèmes qui se posaient dans des termes nouveaux. Et je crois que je peux résumer ça en disant que c’est une génération de poésie intellectuelle. Nous, on ne veut pas de la poésie des images, des métaphores, des petites fleurs, de l’amour. Nos références sont des gens comme Gertrude Stein pour le travail sur la langue, comme Zukofsky pour la réflexion sur la langue, comme Wittgenstein comme philosophe sur le travail aussi sur la langue, c’est vraiment un travail sur la langue et intellectuel et philosophique, etc. Zukofsky, c’est Claude Royet-Journoud qui l’avait publié en 1968 à Londres, bien avant que j’aie jamais entendu parler ni de Royet-Journoud ni de Zukofsky.

R.L. : La génération qui suit, elle fait la même chose, mais pas de l’intérieur, c’est une espèce de mimétisme.

E.H. : Mimétisme formel.

R.L. : Et ça, c’est dangereux. C’est pas une nécessité, ça ne vient pas d’une recherche personnelle...

E.H. : C’est ce dont je parlais, le danger qu’une génération forte produise son propre académisme. Et heureusement qu’il y a des gens comme Cadiot, comme Alféri, comme Anne Portugal, Gringo, Pittolo et d’autres que j’oublie qui prennent leurs distances par rapport à nous, mais sans rejeter l’acquis. Et ça c’est une chose importante de savoir ménager le passage d’une génération à l’autre en rejetant ce qui, comme dans un arbre, devient un petit peu sclérosé et branches mortes, etc.. Renouveler les choses, mais ne pas tout rejeter. Et nous, Orange Export, on a été tellement attentifs à ça, on s’est dit : « la modernité, c’est vraiment une famille fragile » — ça entre guillemets, je ne fais pas plat sentimental et il n’y a pas de raison de cracher systématiquement à la gueule des gens qui nous ont précédés. Donc, ménageant les passages et ne rompant pas. Nous, on a publié la jeune génération, puis on est allé chercher les pères et même les grands-pères et tout ça fait un ensemble, en espérant que les enfants ou les petits-enfants... Et, en gros, ils le font.

Bon, d’accord, ils gueulent, Cadiot et Alféri, mais n’empêche qu’ils opèrent le passage, la tradition, les renouvellements qui sont absolument nécessaires. Ça, c’est bien. Et, en même temps, on est arrivés non seulement à ménager une sorte de vie dans notre modernité depuis, disons, le début des années 50, je parle de la poésie — Yves Bonnefoy — je ne parle pas du roman, on est arrivés quand même à faire que ça se tienne. Et on est arrivés à un truc encore plus formidable, c’est qu’on a pu faire des connexions avec des pays comme l’Amérique. Et Dieu sait si on l’a fait avec volonté, avec force et tout ça et que ça marche et ça c’est une réussite merveilleuse. On a réussi à connecter la modernité française avec la modernité américaine, ce qui est extraordinaire. Je pense qu’on a bien travaillé.

R.L. : Et, quand même, tout a commencé par la peinture...

E.H. : Oui, par des connexions entre la peinture et l’écriture. Mais non, entre ta peinture et l’écriture. Ta peinture était une démarche parallèle à notre démarche. Notre maison, et ça c’est intéressant, avait comme deux têtes, un écrivain et un peintre.

R.L. : Et ma peinture, c’était pas « illustration » des livres, on a cessé avec ça.

Fabricationdulivre.Raquel

E.H. : Oui, complètement. Et c’est ça ce qui est important dans le livre que Pleynet a écrit sur Raquel, c’est de montrer l’importance de cette peinture par rapport au livre. Et quand je dis « le livre », je ne parle pas de l’objet, mais de l’idée de livre. Parce que, tu vois, Bogdana, ça peut paraître tout à fait un détail, mais il y a un mot qu’on n’a jamais, jamais accepté, c’est de désigner un livre de poésie sous le titre de « recueil ». On est tous des gens qui ont écrit des livres, on n’a jamais écrit des recueils de poèmes. On écrivait ça au 19e siècle. Il y a encore à Paris des gens qui écrivent des recueils de poèmes, en 1992, mais qui ne voient pas la différence entre écrire un livre et publier un recueil de poèmes. C’est-à-dire que tu écris un poème un jour, un poème un autre jour, puis tu en as assez pour les rassembler et t’en fous un par page et tu as un recueil. Nous, on bossait 4 ans pour écrire un livre. C’est pas question de faire un recueil à Orange Export, quand on commandait un livre à quelqu’un, même si c’était cinq pages, on ne commandait pas cinq poèmes, mais un livre de cinq pages. Une fiction qui commençait à la première page et se terminait ã la cinquième, ou à la centième et qui était une tension qui jouait avec la page, le retour de la page, le vis-à-vis, bon, l’idée mallarméenne du livre si tu veux, et ça c’était le truc de notre génération. Nous, on a écrit des livres. Et ceux qui viennent derrière écrivent des livres.

B.S. : Mais, où es-tu maintenant ?

E.H. : Moi, peu importe où je suis. Je suis toujours très présent, attentif, combatif, je me tourne beaucoup plus maintenant vers les États-Unis que vers la France, je crois qu’en France j’ai fait le boulot que j’avais à faire, je ne parle pas de mes livres, mais de ce qui serait l’espèce d’intérêt vers les autres, c’est plutôt l’Amérique. Et maintenant je voudrais essayer de te donner quand même une sorte de panorama de ce qui se passe maintenant en France. C’est pas du tout évident... 

B.S. : Mais, d’abord, parce qu’on parlait de pouvoir, qu’est-ce que ça veut dire, le pouvoir, votre pouvoir ?

E.H. : Ce que moi, je veux bien entendre par là, c’est qu’on fait en sorte que ce qu’on représente, qui est très minoritaire, soit surreprésenté pour pouvoir être un peu entendu. C’est vrai que, par rapport ã ce qu’on appelle le grand public on ne représente rien. Ou si peu. Pour faire en tant que notre voix, qui est une voix intellectuelle, une voix de doute, de remise en question, une voix de contestation, de résistance à la bêtise environnante qui est la bêtise de la télé, de la radio, de la publicité, du monde politique, pour faire un peu entendre notre voix, il faut qu’on soit un peu surreprésentés par rapport à ce qu’on représente. Dans le domaine culturel médiatisé, c’est-à-dire dans les radios d’état, France Culture, dans les grandes maisons d’édition, dans les réseaux internationaux de fondations, comme Royaumont, c’est là qu’on agit et qu’effectivement on fait chier le monde. Parce qu’ils disent : « Vous représentez 30 % de l’audimat et on vous entend à 50 % ». La démocratie c’est aussi faire entendre des choses qu’on pense être non démocratiques. Par rapport aux séries américaines on ne représente rien. Mais, si on n’entendait que Rimbaud et les séries américaines et les poètes de merde qui écrivent comme François Coppée et les gens du 18e siècle... Je trouve que c’est important pour la vie intellectuelle d’un pays qu’on ne soit pas complètement toujours sur le repli, la religion, la crainte, c’est ça. Les avant-gardes, ça n’existe plus en France, ça c’est liquidé, on est d’accord, pour X raisons, en plus l’effondrement du marxisme a complètement nettoyé la question, mais d’une certaine manière on représente encore quelque chose qui c’est l’équivalent des avant-gardes sur d’autres données qui restent à définir, et donc on essaye de se faire entendre... Mais les autres parts, ils font la même chose, hein ? C’est un rapport de forces. S’ils arrivent à nous reprendre le pouvoir, tant pis pour la vie intellectuelle du pays, mais nous n’allons pas le leur offrir.

B.S. : Et, donc, qui sont les autres ?

E.H. : Les autres, c’est toujours pareil, c’est comme partout, c’est la réaction. C’est des gens qui pensent que la poésie doit parler de sentiments éternels, ça doit parler de l’amour, ça doit parler de la religion, ça doit parler du sentiment de la nature, mais ça, depuis Baudelaire c’est fini, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Reverdi, Jouve. Il y a pléiade de gens qui veulent revenir à l’idée de la poésie complètement passéiste, complètement morte, c’est pas possible, c’est pas acceptable. Ça, non, ça je sais.

Alors, quand même, aujourd’hui en France, et je le dis sans le moindre sentiment de faire du prosélytisme, je pense que la poésie est une des plus vivantes actuellement au monde, mais je pense que la poésie américaine est encore plus vivante que la nôtre, c’est pourquoi je m’y intéresse, elle est, cela dit, très diverse. Mes amis et moi, on ne représente pas toute la poésie française, loin de là et on ne représente pas tout ce qu’il y a de bien dans la poésie française. On peut dire que 50, 55, 60 % sont représentés par ce que je ne supporte pas, par ce qui me paraît mort. Il reste 40 % de poésie vivante, de poésie intelligente...

B.S. : C’est quand même beaucoup, 40 %.

E.H. : Oui, mais c’est certain que ça représente 40 %. Compte tenu du fait que la poésie ne représente rien en France, mais dans la poésie, mettons, en étant généreux, que tous ces salopards religieux, réactionnaires, immondes représentent 60 %, il reste 40 % de poésie vivante, bien, même si moi, je ne suis pas d’accord avec tout. Il n’y a plus d’école, il n’y a plus de courant, si, il y a quand même une école, c’est les formalistes, c’est même un groupe, ils travaillent sur des modèles formels, mathématiques, linguistiques, etc. Le formalisme, ça existe, ça ne m’intéresse pas, mais c’est bien, c’est bien que ça existe. C’est sérieux.

Tu as toute une partie de la poésie qui est un petit peu l’équivalent de ce qui a été la performance aux États-Unis et qui s’appelle en France la poésie sonore. C’est des gens qui ont pensé à un moment donné que le livre s’était fini, que les gens ne lisaient pas et qu’il fallait aller au-devant des gens avec une poésie orale. Donc c’est un peu l’équivalence de la performance américaine. Ce sont des gens comme ça et d’autres. Et ça c’est un courant, disons important, représentatif, une recherche réelle.

Tu as des gens qui sont un petit peu dans une dérive d’une problématique telquelienne. Je pense à TXT. Qui sont des gens qui travaillent sur le langage d’une façon très abrasive, très ironique, sarcastique, acerbe, presque méchante, mais qui représentent idéologiquement et formellement des choses tout à fait cohérentes, tout à fait respectables, des gens comme (?)...... , tout le courant TXT. C’est pas vraiment une école, c’est un peu informel, ils font des choses différentes les uns des autres, mais ça c’est un courant important.

Tu as — c’est moins évident aujourd’hui, c’était plus évident dans les années 70 — toute une poésie qui se veut extrêmement proche de la vie de tous les jours, de la rue, d’une certaine manière de la souffrance des gens, etc., il y a tout un éventail, mais il y a des gens qui sont tout à fait remarquables, comme Venaille, qui a eu des disciples, qui a fait des revues... Bon, qu’est-ce qu’on peut dire d’autre ? Évidemment, il y a un retour de la poésie métaphysique, des gens comme Nimier, Camus, mais ça, ça fait partie de l’autre bord, c’est plus dans les 40 % ça.

Et puis tu as ces nouvelles générations qui enfin se révèlent, qui ont mis un temps fou à se réveiller, à se révéler, qui sont inclassables. Ils sont plutôt de notre côté que du côté des métaphysiciens, des religieux, des traditionnels, des intégristes, je parle d’0livier Cadiot, de Pierre Alféri, d’Anne Portugal, de Franco, mais qui sont inclassables, qui ne forment pas du tout un courant, ils sont plus jeunes, mais ils ont leur place, ça c’est prouvé. Ils nous aiment bien, ils n’ont pas d’antipathie profonde contre nous, mais ils veulent exister par eux-mêmes. C’est absolument normal.

Et puis il y a les générations qui nous ont précédés, des gens comme Jacques Dupin, comme André du Bouchet, comme (?) et qui continuent à écrire des livres extraordinaires. Bizarrement, pour des raisons que je ne m’explique pas et que je ne cherche pas à expliquer, j’ai très vite tourné vers les États-Unis, et pas du tout vers l’Europe.

Pratiquement je sais très peu de choses sur la poésie italienne, la poésie espagnole, la poésie portugaise, la poésie allemande, la poésie suédoise, etc., ne parlons pas des pays de l’Est. Je ne dis pas qu’on ne s’y est pas intéressés, mais on connaît beaucoup mieux les Américains que les Européens. Et les pays de l’Est c’est tout nouveau maintenant. Globalement, ça me paraît moins intéressant que l’Amérique, mais je ne peux pas juger, je ne connais pas. Et, si tu veux, a priori, notre sentiment c’est que toute la poésie qui s’écrivait dans ce qu’on appelait autre fois les pays de I'Est c’est une poésie liée aux traditions de ces pays et qu’il y avait eu une occultation des avant-gardes des années 10 et 20 en URSS, et pour nous, pas de problème, nous on les connaît, et que ce sont des gens qui travaillent encore dans des schémas qui ne sont pas les nôtres des schémas culturels, des schémas intellectuels, mais c’est une impression vague et puis, les choses vont vite...

B.S. : Des schémas qui ne sont pas les vôtres, ça veut dire quoi, que c’est moins avancé, que c’est des choses dépassées ?

E.H. : Oui. Oui et non. Je commence à être très prudent dans ma façon de m’exprimer. Je serais tenté de dire oui, parce que je reste quand même un moderniste. Depuis l’effondrement du marxisme et des utopies, et des idéologies, je pense quand même que le travail va dans le sens d’un nettoyage, d’un dégraissage, et que donc il y a quand même plus de change, qu’on aborde des problèmes plus intéressants ou du moins d’une façon plus vive, plus intéressante qu’au 16e siècle. Je peux me tromper, mais c’est mon point de vue moderniste. Je ne parle pas de progrès, j’irai pas jusque là. Je crois qu’on est plus avancés que vous, alors que les Américains sont probablement aussi avancés, sinon un petit peu plus, mais je prends beaucoup de précautions en disant tout ça. Je ne veux pas qu’il y ait de l’arrogance de ma part. Je pense simplement qu’il y a eu des circonstances historiques qui ont fait que nous, on a pu explorer des voies différentes, formelles, d’expressions, psychanalyse, ethnographie, ethnologie, que vous n’avez pas eu l’occasion de pratiquer pour des raisons objectives qu’on connaît. Alors que nous, on avait accès à vos avant-gardes, bien avant vous.

Vos avant-gardes, vous les redécouvrez maintenant, alors que nous, on l’a fait il y a vingt ans. Je ne pense pas qu’il faille raisonner non plus d’une manière linéaire en imaginant que vous ayez à rattraper votre retard sur notre modèle, à refaire le même chemin depuis Maïakovski. Je pense qu’au frottement de ce qui se fait aujourd’hui, ailleurs, pas seulement en France, au frottement de ce qui se fait chez vous, les possibilités de parler, de se rencontrer, d’échange, de s’engueuler, de traduire, de publier, je crois que c’est une affaire de trois ans pour être absolument au même niveau de recherche. Pour pouvoir discuter et produire ensemble. Tu arrives en URSS il y a trois ans et ils disaient « vous ne pouvez pas nous traduire, parce que vous ne traduisez pas en vers rimés et comptés » et tu laisses tout tomber, nous ça fait un siècle qu’on ne le fait plus. Parce que pendant 70 ans ils ont été pris dans la glace, il ne faut pas 70 ans pour rattraper, il faut 3 ans, 4 ans, 5 ans, ça dépend des échanges, de la vivacité des gens, il faut lire, traduire...

B.S. : Mais sur la traduction, je ne t’ai jamais posé de question...

E.H. : La traduction, c’est fondamental. Je n’imagine pas un écrivain qui n’a pas, d’une manière ou d’une autre, eu accès à des choses venant d’une autre langue. Ou en traduisant lui-même, ou en lisant des traductions. Moi, je peux dire que, en ce qui me concerne, si on me demande qui a eu de l’influence sur vous, je ne vois pas un écrivain français. Je ne trouverais que des écrivains étrangers, ou de l’antiquité gréco-latine, ou du domaine anglo-saxon ou du domaine slave, mais pas un français. J’ai plus appris en traduisant moi-même des gens comme Cisneros ou des Américains, ou en lisant des traductions comme Elliot ou Lucrèce qu’en lisant des auteurs français.

B.S. : Comment trouves-tu la traduction collective, les séminaires de traduction ?

E.H. : Ça c’est une autre histoire, c’est l’histoire de Royaumont, qui est un cas particulier de la traduction, que je trouve très bien. J’ai toujours rêvé idéalement — je sais que ce n’est pas quelque chose qu’il faut dire, surtout aujourd’hui — mais j’ai toujours rêvé de quelque chose qui serait de l’ordre de l’écriture collective, c’est-à-dire non individuelle, non signée par quelqu’un qui se met en avant et qui finalement est complètement écrabouillé et enfermé dans cette image de l’écrivain... ça me fait chier. Et la traduction collective me paraît une des possibilités d’écrire en commun, d’écrire à plusieurs, et ça me paraît extraordinaire.

Mais en fait quand tu n’es pas dans une problématique d’écrivain face à ton éditeur et que tu fais par exemple un travail d’atelier d’écriture, alors il y a une écriture en commun. Ça existe et c’est formidable, c’est quelque chose d’infiniment enrichissant, et rafraîchissant et joyeux. Écrire seul c’est chiant, écrire à beaucoup c’est toujours joyeux, jamais dans la douleur, dans les larmes. Quand tu fais ce que j’ai fait dès le départ et qui est de faire des prélèvements, du cut-up, tu fais de l’écriture collective. Tu vas prendre dans les paroles d’un poète qui a vécu trois mille ans avant Jésus Christ ou il y a cinq cents ans ou avant-hier, des choses qui l’habitent, tu prélèves dans des bouquins des phrases et tu fais un texte avec ça, mais un texte qui est de toi. C’est pas un texte personnel, c’est un texte écrit à plusieurs.

B.S. Mais si un jour tu vois des librairies pleines de livres écrits par plusieurs... Comment tu vois ce genre d’écriture, pas comme une expérience, qui peut avoir lieu aujourd’hui, et la semaine dernière, etc. ?

E.H. : Je vois ça comme une expérience, je ne dis pas qu’il faut cesser de signer des livres, je ne dis pas ça. Mais moi, ça ne me dérange pas. Mais je demande à voir qu’est-ce que c’est que ces livres. Est-ce que le fait que ce soit collectif, ça apporte quelque chose de différent ? Si c’est pour apporter la même chose, c’est pas intéressant. Mais peut-être ça peut apporter des choses différentes. Il faut tenter la chose. Mais qui peut tenter la chose ? Des écrivains qui ont l’habitude de publier chez leur éditeur sous leur nom ? Je ne sais pas si beaucoup seraient disposés à faire l’expérience. Tu as des cas, pas de l’ordre littéraire, mais tu as des exemples de livres de Deleuze et Guattari, qui sont des livres écrits à deux, mais qui sont quand même collectifs, ou tu ne sais pas qui est l’auteur de quoi, tu as aussi des entretiens avec Deleuze où tu ne sais pas qui pose la question et qui répond. Et le livre est magnifique et tu n’as rien à foutre de savoir qui écrit. Ce sont toujours des expériences.

B.S. : Tu sais que certains disent à propos de la traduction collective que c’est un truc de soixante-huitards…

E.H. : Écoute, ça n’engage que ceux qui le disent. Et c’est d’autant plus bizarre qu’en 68 ça s’est jamais fait. Les gens qui disent ça ce sont les gens qui pensent que la traduction c’est la place d’une rencontre exceptionnelle, quasiment divine, entre une âme et une autre âme et qu’il y a une fusion qui se fait à ce moment-là. Moi, je n’accepterais jamais de traduire comme ça. Si je sentais monter en moi cette espèce d’appel à la fusion, putain, je m’arrêterais en disant : « va te faire soigner, prends des calmants, soûle-toi la gueule mais arrête. »C’est des trucs de fous, ça. Tu sais, la traduction c’est très important, mais ça produit aussi des configurations de folie totale. C’est quasiment ; je communique avec Rilke, par-delà le temps et l’espace, et mon âme et la sienne communient et... si je sentais un truc comme ça j’irais à la pharmacie tout de suite en disant : « donnez-moi un calmant, je vais mal ».

Soyons raisonnables. Imagine que tu as envie de traduire Royet-Journoud. Et puis, tu travailles, tu hésites, etc. Tu apprends que dans un autre coin il y a une fille ou un mec qui traduit Royet-Journoud. Le même texte. Et alors, il y a deux écoles : ou c’est la compétition, celui qui l’emportera sur l’autre, la brillance de la traduction, la rapidité, l’efficacité et tout ça, ou alors comme font les scientifiques, qui travaillent sur le même problème, un à Moscou et l’autre à Washington et qui se téléphonant et se disent « bon, ce qui est important c’est de faire avancer le boulot ». Imaginons ça idéalement. Je me pose dans un processus qui se voudrait vraiment scientifique. Donc, tu es à Paris, tu apprends que Royet-Journoud habite 31, rue de la Harpe et tu lui téléphones : « Écoute, on te traduit, on est deux, on a des problèmes, tu viens ». Et puis tu lui poses des questions et tu lui fais des propositions et il dit : « Mais c’est pas vrai du tout. C’est beaucoup plus simple, c’est ça ce que je voulais dire. » Voilà. Et la traduction collective, c’est ça. On se met à quatre, cinq pour résoudre des problèmes.

B.S. : Tu ne m’as pas dit comment on traduit en Roumanie.

E.H. : D’après le sentiment que j’en garde, je crois que ça a été fait en Roumanie sur le modèle de la traduction collective d’une façon absolument irréprochable. Avec des conflits entre les uns et les autres, mais c’est la moindre des choses. Mais ils ont joué le jeu, et ils l’ont fait bien. Ça s’est bien passé. Et à la table de Royet-Journoud, ça s’est très bien passé. Je n’ai pas du tout eu le sentiment que l’ombre du collectivisme planait sur ces entreprises. Au contraire. Collectivisme, c’est une seule voix, alors que là, c’étaient plusieurs voix.

B.S. : Mais, quand même, tu ne m’as toujours pas répondu : où es-tu maintenant ?

E.H. : Peu importe où je suis. Avec la traduction collective, les ateliers d’écriture, je suis très à l’aise. Je suis beaucoup moins ä l’aise avec moi-même et comment écrire encore un livre et ça, je ne sais pas.

R.L. : Pourquoi écrire un livre ?

E.H. : Absolument. On peut se poser la question si c’est pas en vain. Je ne sais pas. Je ne peux pas me prononcer. Je me sens seul, mais c’est la moindre des choses et puis ça me convient. Quand tu fais de la traduction collective tu ne te sens pas seul et c’est merveilleux, parce qu’on a quelque chose à partager. Il n’y a rien de pire que se trouver avec des gens avec lesquels on n’a rien à partager. Quand tu écris, si tu n’as pas trouvé la manière d’écrire en partageant ce que tu écris avec des gens qui pourraient, comme par la traduction, t’aider à avancer une proposition, à y voir plus clair, à organiser un récit et tout ça, tu écris seul. Si tu ne peux pas partager, il faut être seul. Je suis franchement désolé que même tous les Américains que j’adore et tous les Français que je n’aime pas, ils ne me sont d’aucun secours. Ni les Roumains, que j’aime.

B.S. : Ça c’est pour l’enregistrement !

E.H. : Ça c’est spécial Bucarest ! (rires)

B.S. : Pour revenir à Orange Export, est-ce que les gens que vous avez publiés représentent toujours cette maison ?

E.H. : Non, ils se sont complètement dispersés. On n’a jamais été une école. On a voulu publier les meilleurs. On l’a fait, on a réussi. Ces gens continuent à écrire, ils continuent leurs carrières.

R.L. : Comme Pascal Quignard, qui était d’une rigueur !

B.S. : Et maintenant qu’est-ce qu’il fait ?

R.L. : Il fait le film Tous les matins du monde.

E.H. : Écoute, on n’est pas responsables du devenir de Pascal Quignard, tant que Pascal Quignard était chez nous il a publié des choses absolument extraordinaires. Mais ce qui est bizarre, c’est qu’on avait avec Pascal une conversation lorsqu’on traduisait Inter aerias Fagos et il me disait « il faut arrêter ces conneries de publier sous son nom, il faut faire des livres anonymes, collectifs », et je disais « Pascal, tu n’es pas réaliste ». On était en train de traduire un texte de Quignard du latin en français et c’est à l’occasion de la traduction qu’il me dit qu’il faut arrêter de publier sous son nom, il faut publier des ouvrages anonymes, des ouvrages collectifs. Quignard, même s’il a fait des livres qui peuvent nous paraître un peu plus complaisants, un peu faciles, Quignard est un très grand écrivain. Même un trop grand écrivain. C’est-à-dire que le danger pour Pascal c’est d’être trop doué.

Mais c’est vrai que je préférais lire Duras quand elle écrivait Le ravissement de Lol V. Stein ou Le Vice-consul que quand c’est devenu cette diva et Quignard c’est pareil. Je pense que dans une perspective immédiate de travail, de regroupement des énergies, des intelligences et tout ça, il ne faut pas se tromper d’ennemi. On peut avoir des divergences avec des gens, mais qui sont quand même de notre bord, dans les 40 % dont je parlais. C’est évident que Duras, et Quignard et bien d’autres sont de ce côté de la frontière.

B.S. : Pour revenir à la traduction. J’ai connu quelqu’un, un poète français, qui n’écrit pas du tout bien, mais qui est un excellent traducteur. Et il y en a beaucoup de cas, je crois.

E.H. : Je ne peux pas croire qu’il puisse être un mauvais écrivain et qu’il soit un bon traducteur. Et puis, tu sais, Bogdana, je pensais avant que seuls des poètes pouvaient traduire des poètes. Et maintenant je ne le pense plus. Je pense qu’un mauvais poète, un poète de merde ne peut pas bien traduire. Mais je pense que quelqu’un qui est un bon lecteur, même s’il est chauffeur de camion, ou directeur de banque ou employé à la SNCF, s’il est attentif et qu’il lit et qu’il s’intéresse à ça, il peut être un bon traducteur. Tout simplement parce qu’il est quelqu’un qui est intéressé par sa propre langue. Un lecteur, c’est ça. Un lecteur c’est quelqu’un qui, dans ce qu’il lit, est sensible à autre chose que le contenu anecdotique.

Et à ce titre, un bibliothécaire, un éclairagiste, une caissière du Prisunic, si elle lit Quignard, si elle lit Royet-Journoud, si ça fait bouger quelque chose en elle, elle peut être une très bonne traductrice parce qu’elle parle cette langue qui est la sienne et qu’elle la partage avec Royet-Journoud et Quignard. Et elle peut avoir en tant que caissière un point de vue sur la langue qui peut être plus vif et plus inattendu et plus inventif qu’un écrivain. Des gens qui n’écrivent pas se risqueraient éventuellement à traduire collectivement, pas individuellement. C’est-à-dire qu’on leur donne une chance par l’intermédiaire de la traduction de mettre en œuvre leur propre langue et donc de créer, et d’avoir un rapport intense, qui n’est pas seulement de communication, avec leur propre langue et ça c’est quelque chose extraordinaire. Je ne dis pas comme Eluard après Lautréamont que la poésie doit être écrite par tout le monde. Mais idéalement, oui, tout à fait. Si je pousse dans ce sens, je dirais — tu sais ce qu’on dit des militaires — que la poésie est une chose trop sérieuse et trop importante pour être confiée aux poètes.

La traduction collective et d’autres tentatives, comme les ateliers d’écriture et tout ça, permettent à des gens qui a priori ne sont pas des techniciens de la langue de pouvoir la pratiquer avec des techniciens de la langue. Et quelques fois de pouvoir la pratiquer pas mieux, mais aussi bien, et quelquefois un peu mieux. Et que même les techniciens ont plein de choses à apprendre. Il y a une chose qui est un critère, qui pour moi est absolument déterminant. C’est quand il y a du plaisir. Et quand tu sens monter ce plaisir et cette joie à se creuser la tête, à faire des propositions, à découvrir des trucs, à faire avancer le boulot, c’est absolument merveilleux. Mais je pense que le traducteur qui est en fusion avec son double astral c’est un onaniste, un branleur. On peut prendre du plaisir à se branler, je n’ai rien contre, mais il n’y a pas que cette manière d’éprouver du plaisir, il n’y a pas que cette manière de produire quelque chose d’intéressant.

B.S. : Tu parles toujours seulement de la poésie ?

E.H. : Oui, en gros, quand même, parce que je n’ai pas d’expérience en fait, comme toi, de traduction de roman, je ne sais pas. En gros ça doit être la même chose mais je ne suis pas tellement sûr. Moi, j’ai traduit un roman. Mais c’était un roman de poète. Je ne pourrais pas me prononcer, je parle de poésie.

B.S. : Ce genre de traduction, la traduction collective, ne risque pas de devenir une simple technique ?

E.H. : Non, c’est impossible, parce que chaque phrase, quand il s’agit de prose, chaque vers, quand il s’agit de poésie, repose tous les problèmes. Il n’y a jamais de méthode définitive de la métrique, tout le temps tout est remis en question, dès que tu changes de verbe, dès que tu changes de phrase. C’est extraordinaire ça, c’est fabuleux. Je n’ai jamais signé un texte seul. Si, ça m’est arrivé pour Paul Auster, mais j’ai été le voir, et on a travaillé ensemble, donc je n’étais pas seul. Toutes mes traductions sont en collaboration avec.  

 

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