BULLETIN

ORANGE EXPORT LTD

Publié par Raquel, au 52 Av. Pierre Brossolette à Malakoff (92240)

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Sponte sua forte                           LUCR.
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Mai 1976                                                                                         N° 3

 

DIALOGUE ÉPISODIQUE

SUR LA PRISE DE CONSCIENCE OU LES RELIEFS DU REGARD



La matière inerte effleure le sol, puis remonte en dépit de la loi de la pesanteur : la marionnette se déplace dans cette droite au-dessus du sol, qui la libère de tout poids, sous l'œil rêveur du danseur – tandis que celui qui manipule les fils danse, suivant de ses doigts le centre de gravité de la poupée dont les membres en toute liberté effectuent diverses courbes, dans le sens du mouvement de la danse, déplacement qui semble un défi à l'arbitraire.

Cette légèreté viendrait de l'air, d'une arithmétique ou d'une algèbre du mouvement, amenant cette densité oscillatoire dans le déplacement ; la matière ignorante de toute prise de conscience et de toute interprétation donne à la danse un déplacement graduel de la fragilité et de la grâce suprême : il n'est plus d'endroit où l'âme intervient comme une tache, pesante au repli du coude ou au creux des reins d'un danseur.

Ici, l'épure inerte dénie toute l'affectation, fruit vénéneux d'une science des gestes, et bientôt l'automate désiré par le danseur ne saurait tarder à survenir, se survivant à lui-même dans ses circonvolutions toujours justes et où la grâce le rendra pur de toute élaboration corporelle.

Un élément du sol s'évade ; le sol sur lequel le danseur revient sans cesse en dépit de ses efforts disparaît pour la marionnette qu'une ligne d'horizon maintient dans la perspective de l'air.

Ainsi le fruit de l'arbre de la connaissance est pervers à celui qui le prend : le regard diffuse une conscience mortelle, insinue une paralysie de la grâce. Sans doute pour pallier ce regard inquisiteur et perdu dans son savoir, faudra-t-il goûter une seconde fois au fruit de la connaissance.

Le jeune homme qui se contemple dans le miroir perd peu à peu son corps, après avoir pris conscience de la grâce et de l'élégance de ce corps adolescent : en vain le recherchera-t-il dans des gestes désormais aveuglés. L'escrimeur le plus fin trouve plus fort que lui chez un ours blanc qui ne prend même pas la peine de parer les feintes : ainsi environnés de l'innocence de la matière, le danseur et son interlocuteur évoluent-ils dans la disgrâce du savoir, admirant cette ligne fragile le long de laquelle évoluent les marionnettes et leurs simples fils.

« Seul un dieu pourrait se mesurer avec la matière »


Anne-Marie Albiach

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D'après Les Marionnettes par Heinrich Von Kleist, 1811.
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LE BIEN D'AUTRUI 1

 

Tout immobile donc pendant tout ce temps yeux ouverts d'abord puis fermés puis rouverts aucun autre mouvement aucune sorte quoique en réalité bien sûr pas immobile du tout lorsque soudain en apparence tout au moins le mouvement que voici impossible à suivre plus forte raison décrire. Pour finir encore et autres foirades. Il ne manque pas un point : c'est signe de la main qui s'agrippe le long de la pente abrupte. Mais quelle assise ? La fin de la phrase n'est jamais la fin du récit. Finir encore. Il n'est pas au bout de ses peines car cela se passe après la mort, après sa mort dont il se souvient les jours de grande mémoire. Ses gestes réduits à un crâne, il se souviendrait encore, se surprendrait à l'affût d'une lumière, d'un geste... Le temps que s'efface le lieu, il reprendrait la description de l'impossible mouvement qui est le personnage. Telle description relève-t-elle d'un genre ? Foi. Foire. Foirer (Foirade) : Faire long feu, une fausse note. Mais surtout : avoir peur, lâcher pied par peur. Une peur dont il n'est pas possible de se relever... D'où ces chutes de phrases qu'il faut considérer comme l'effet de la peur. Écrire, n'est-ce pas ne pas tenir sur ses jambes (faites pour fuir), se rejeter en arrière afin de ne pas tomber ou seulement torpeur digestive comme jadis chez les boas au terme de quoi une dernière goulée fera place nette enfin.

Alain Veinstein

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1 Samuel Beckett, Pour finir encore et autres foirades, Éditions de Minuit, 1976.

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FREUD NOUS A APPRIS...

 

Freud nous a appris que nos rêves, les plus radieux comme les plus sinistres, se trouvaient logés tout au fond de nous-mêmes, en un lieu si intime que le regard le plus lucide ne le peut sans aide explorer. Découverte qui est l'aurore d'un bien grand malheur. Car nous sommes devant nos rêves comme un aveugle affamé qui sait qu'autour de lui les nourritures abondent et qui est incapable de trouver où elles sont cachées. Les anciens avaient du territoire des songes une vue plus apaisante. Il est, nous dit Ovide « près du pays des Cimmériens une caverne profondément enfoncée dans les flancs d'une montagne : c'est le mystérieux domicile du sommeil ; jamais le soleil n'y peut faire pénétrer ses rayons ; de sombres brouillards s'y dégagent de la terre... Devant l'entrée de la grotte fleurissent des pavots féconds et des plantes innombrables, dont les sucs servent à la nuit pour composer le charme qu'elle répand avec son humidité sur la terre obscure. Au milieu de l'antre s'élève un lit d'ébène. C'est là que le sommeil, l'époux divin de la nuit, repose. Autour de lui sont couchés çà et là, parés de vêtures diverses, les songes chimériques, aussi nombreux que les épis de la moisson, les feuilles de la forêt ou les sables rejetés par la mer sur le rivage ». Et quand, traversant les constellations, les songes venaient visiter les humains, ce n'était point pour les confronter avec leur solitude sans issue, mais au contraire les ouvrir à l'espace de ce vaste monde qui abolit des pitoyables limites et nous restitue à cette condition vraiment divine dont le Viennois à petite barbe nous a peut-être provisoirement déchus.

Claude Mettra

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DE LÀ QUE QUI L'AURA VÉCUE N'EN AURA PAS IDÉE.

ET QUI NE LA VIT PAS N'EN SAURA RIEN 1

 

 


 

 

Comme pourvue de sens et puissante d'effets... Dont la teneur n'est que retrait devant terreur.

 

 

 

 

« dire » comme « élire », « choisir », « arracher », « recueillir »

 

 

 

Car le temps se tient dans le dire.

Qui l'invétèrent en un passé si lointain que les histoires ne le recouvrent pas

 

 

 

 

 S'ouvrant comme écho d'un chaos aux bords des lèvres du parleur.

  

Elle n'émet donc qu'un geste agité et errant sur quelque vague « intensité ». « Fièvre ». Violence. Ou expériences sans proportions et dépourvues d'indices elle marche à vide.

 Obscure dès lors toute parole l'est.

 

 

Témoin le silence où il se terre.

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1 Pascal Quignard, Écho suivi de Épistolè Alexandrou, Le Collet de Buftle,

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MOI SE PERD

le monde n'est pas fini

je

tu

la mer

 

Écrire, il faut donc succéder aux mots, mettre le monde dans le champ du regard et de la main, en faire l'exprimable – ce qui meurt et mesure notre plomb où l'inexorable se fait langue : Soi (le 0 de soi), c'est parler.

elle cachait son destin sous ses cheveux

Il faut que l'air soit au commencement et l'amour, lorsque la lumière (ce qui vient avec le jour) donne visage à l'oubli.

le ciel cache la même chose

que la mer

Le jour est la surface du présent, qui s'éclaire vers nous, affleurant la mémoire – un lendemain.

je ne range pas dans ma tête

le une fois

Nous émergeons et moi se perd. La parole inscrite a la blancheur de l'immobilité.

le soleil a seulement brûlé

Tout se surajoute, mais notre immobilité s'inscrit dans les ruptures de la main qui reconnaît et articule entrevoir jamais.

une virgule

sexuelle ou bien

Sur un silence, sur un arrêt, les gestes d'une disparition mimée. Nous chercherions ? Il est dit au travers... le même.

les yeux de mon amie sont dans la terre

celle qui me disait Chante

Regarder les mots devenir rien, traîner : des souffles.

un soir

au même instant nous fûmes

moi sur toi

Le même d'écrire est le monde est la trame de maintenant.

Jean Daive

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Lecture de L'été langue morte par Bernard Noël, Fata Morgana.

 

 

 

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