BULLETIN

ORANGE EXPORT LTD

Publié par Raquel, au 52 Av. Pierre Brossolette à Malakoff (92240)

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Sponte sua forte                           LUCR.
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Juin 1976                                                                                         N° 5

 

COMMENT J'AI ÉCRIT UNE 1 (chronique)

 

J'ai appris, trop tôt, à lire et à écrire à l'aide d'un alphabet dont le dessus des lettres, découpées dans du carton fort, était peint en rouge vernissé. D'une lettre à l'autre le rouge n'était pas exactement le même ; il faisait chaud. J'apprenais le tracé de chaque lettre en promenant l'index sur sa surface lisse ; puis j'en reproduisais la forme, pat lignes entières et aussi régulières que possible, sur des pages de cahier, au crayon. C'était l'après-midi.

Le matin, il y avait la plage. Et pour commencer : courir au bord de l'eau afin d'y découvrir, pour les rejeter à la mer s'il n'était pas trop tard, de menus poissons que le reflux avait surpris et qui se trouvaient retenus prisonniers dans les rides du sable, à quelque distance du rivage.

De l'association quotidiennement répétée des poissons mourants et de l'alphabet rouge de mon apprentissage, j'ai retenu ceci : que sous l'allure de sens (métaphore) qu'il charrie pour conjurer une oppressante menace, un mot, un texte, un monde serait toujours d'abord un assemblage de lettres, ce que traduit assez bien le passage latin de littera en litteræ, d'où littérature dérive.

Un matin, la plage fut toute rose des corps informes et visqueux de milliers de méduses mortes. Il n'y eut plus de clous ni de bouts de ficelle dans le pain ; la guerre prenait fin. Je devins écolier. La mauvaise qualité de mes premiers résultats m'inspira mon premier poème que je signai : Jule ; par peur de mon Nom.

Cette peur du Nom m'a longtemps accompagné. Elle n'a commencé à disparaître, beaucoup plus tard, qu'à compter du jour où les seize lettres qui le composent purent être prises en charge par un texte qui les signât. Comme si écrire permettait un renversement grâce auquel son propre nom pourrait faire basculer le signataire dans la nudité de l'anonymat et que, contrairement à Ulysse qui, pour abuser le Cyclope, déclarait se nommer personne, le texte proclamait qu'il y a quelqu'un, dans une caverne vide.

C'est de ce faux silence (ou ce faux bruit) qu'est né une.

Et d'abord, quant aux circonstances. J'avais, comme d'aucuns savent, entrepris depuis quelque temps d'imprimer moi-même certains livres. Or l'outillage rudimentaire aimablement mis à ma disposition se révéla contredire la seule idée à laquelle j'aie jamais tenu en matière de typographie : à savoir qu'un « beau livre » est un livre où papier, impression, mise en page, format et volume s'effacent au profit de la lisibilité du seul texte. Et que par conséquent tout ce qui, par trop de laideur ou surcroît de beauté, viendrait gêner, distraire ou fausser sa lecture, est purement et simplement à écarter. A cet égard, l'Anacréon de Bodoni me paraît un modèle exemplaire.

Il est arrivé que l'on me reprochât l'archaïsme du Garamond dont je fais un usage exclusif. Nul caractère pourtant ne me semble d'un emploi plus neutre : ayant couvert presque à lui seul trois siècles de littérature, il permet – en abolissant une fausse perspective – de faire surgir les vraies différences dans la répétition d'un espace de lecture où tous les écrivains de la langue sont des contemporains de fait. Neutralité de principe qui exige plus de tact que d'art, mais dont l'application, variant à l'indéfini avec chaque texte nouveau, requiert au départ une technique convenable. C'est là que le bât blessait ; car quel que fût le soin apporté au travail, les résultats que j'obtenais faisaient trop fréquemment apparaître, par défaut ou par excès, d'impondérables inégalités, notamment dans l'encrage des lettres. C'est ainsi que me vint la pensée, catastrophique, qu'à défaut de pouvoir contourner ces imperfections indécentes, il restait la possibilité de les utiliser, en écrivant un texte qui, se portant au devant de l'accident, l'intégrerait directement. Texte de pur opportunisme, livre de circonstance, une a été écrit sur le marbre, composteur à la main.

Quant au titre. Sur la ligne des crêtes qui sépare les versants de l'empire métaphysique des régions matérialistes – celles-ci aux frontières tellement imprécises et fragiles que les cas d'annexion par leur puissant voisin ne se comptent plus – le mot une occupe dans la langue une situation stratégique exceptionnelle. Position clef qui assure aux unes, par l'indétermination du référent, singularité, anarchie et mobilité, comme elle garantit à l'autre, sous le signe de la surdétermination, unité, ordre et stabilité. Mot à double sens, à double face, lui-même conformé dans un retournement le jambage auquel l'addition de la marque du féminin oppose, par la faussse symétrie des genres, le manque du masculin. Adjectif ne qualifiant aucun substantif, pronom ne renvoyant à aucun nom, article suivi de rien, usurpateur par excellence de toutes les fonctions, y compris la première, celle du sujet, une n'est qu'un signe vide autour duquel gravite le système des mots qui figure le livre.

Donc par une chaude après-midi de printemps. Alignés un à un les caractères de plomb, un texte. D'une lettre à l'autre le rouge n'étant pas exactement le même. Reflet de la forme inversée en feuille imprimée. Jet de lettres et pli des pages : un air de symétrie comme le renversement de une en nue. En milieu carré, horizon des mots, des espaces, des lignes ; ponctuation verticale. Ce qui prend sens et tourne court. Se déprend pour l'allure. Allure d'une nécessité : un livre. Ce qui a l'air. Vent. Paraître. Comme chevelure qui tombe, d'elle-même par son propre poids. Comme texte. Comme : un texte, une.

Pour finir. L'auteur de ces lignes (qui déclare ne correspondre à aucun personnage existant) se réserve le droit de soutenir, en privé comme en public, le contraire de ce qu'il a écrit ici sur une. Ou sur tout autre chose.

Aurais-je prétendu que une n'est pas un poème d'amour ?

Emmanuel Hocquard

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1 Emmanuel Hocquard, Une, Orange Export Ltd., collection Figurœ.

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L'ORDRE DU LIQUIDE 1

 

Face à la dispersion : le surgissement du nombre, le décompte de l'infime. Puis l'intervalle se dessaisit. La permutation des lettres engendre la disparition, nous restitue le mot de toutes les fins. La vue serait intransitive. La phrase, ici, accompagne le corps dans son inachèvement.

Claude Royet-Journoud

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1 Jean-Luc Parant, Les Yeux, CIII, CXXV, Fata Morgana, 1976.

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LE RIEN INSISTE 1

 

Le livre ne serait que le lieu de rencontre de nos fuites ; un lieu ayant fui son lieu... Nomadiser dans l'étendue infinie du verbe... Avancer dans le livre, comme on avance en âge, comme on acquiert des connaissances...

C'est toujours d'une séparation, d'une distance qu'il s'agit. Éprouvée ici comme relation, retour, répétition (Kierkegaard : la répétition proprement dite est un ressouvenir en avant...). Comme distance qu'il avale, rivé moins sans doute à une théorie de l'écriture qu'à la nécessité de s'en sortir ou de s'y retrouver. Aussi faut-il y consentir : celui qui dit JE, le choc en retour qu'est le Livre des ressemblances l'indique nettement, c'est bien l'écrivain, qui refait surface et cherche à se blanchir du narratif : Viendrai-je à bout de moi-même ; de ce blanc moi-même noyé dans tout ce blanc ? Premier coup de théâtre.

Ce n'est pas le seul. La scène demeure, mais le décor change. Se prépare l'agonie d'un livre. Déjà, il y a creusement, et imperceptible glissement. Juste ce qu'il faut pour donner un peu de terre à cette terre. Trouer. Reboucher. De sa ressemblance avec le livre au livre de sa ressemblance. Du livre des questions au livre en question. Sous couvert d'un retour aux sept livres du premier cycle. Edmond Jabès rompt le fil de notre lecture. De toute évidence il y a lecture d'un lieu étranger, d'un premier lieu. C'est le second coup de théâtre. Où le chemin est pris à rebours, le risque s'aggrave. L'illisibilité est au bout de la lisibilité perdante. Nous avons beau dire, nous avons oublié la langue de Dieu (mot étrange, du tout ou rien). S'abandonner alors au vertige de la perte, à la passion du dépouillement. Mise à nu du récit et des personnages. Être vierge à nouveau – innocence. Appel de l'inconnu – jusqu'à la tentation de ne plus vivre à l'écart, entre quatre murs de paroles.

On meurt toujours entre quatre murs de paroles, dont on ignore l'épaisseur, la hauteur... Mais aussi : Comment pourrait-on être mort et vivre jusqu'à la mort ? Ailleurs, Jabès parle d'une faim tenaillante, va jusqu'à écrire : Que notre amour nous soit rendu. Envisage même de cesser d'écrire pour aborder directement sa ressemblance. Comme si ce n'était qu'à l'écart des mots... Et cependant (troisième coup de théâtre), à travers la tentation de la perte du livre – sur lequel l'écrivain n'exerce aucun pouvoir – s'accroît le désir d'une histoire qui ne soit pas que l'histoire d'un livre, s'accroît le désir d'écrire...

Par un dernier coup de théâtre qui clôt le Livre des ressemblances, Jabès dresse son propre acte d'accusation. Il a voulu écrire le livre : il n'y a pas de livre. Il a trahi. Au livre de la vie, il a opposé le livre de la mort. Il a discrédité les sages et les rabbins, inventé, parodié. Il a faussé les règles du jeu, glorifié le vide, le Rien.

Mais sur ce Rien, il a édifié ses livres, cet écrivain que vous n'aimez pas. Cet historien de l'effort, du labeur, du harcèlement, de la peine que donne chaque phrase, à jamais aventurée. Ce que tu dis ressemble bien un peu à ce que tu essaies de dire ; mais n'est jamais que l'expression de cet effort... Tout semble en place et, soudain, rien n'est debout... C'est le vrai récit... Impossible, donc, de se reconnaître dans l'histoire ou de se mettre dans la peau d'un des personnages. Ce sont les mots qui parlent, dans l'espace de notre blessure... C'est ma façon de survivre à travers les quelques mots de ma vérité.

Alain Veinstein


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1
Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, Gallimard, 1976.

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BRÛLURE MENTALE 1

 

Une douleur --- l'éternelle blessure glorieuse

Un livre ------- qu'à la poésie  -----------------  Le Travail du Nom

traversant l'expérience mentale pure, pour le lire.

 ----------------- ou mystère de se trouver exprimée déjà

il faut l'imaginer, fermé – plié, ou couché.

 ----- la pensée traversait les rôles

Faire abstraction --- même si près du silence --- de toute vision

pourtant là -- quand le corps est une phrase à venir, préalable, nécessaire à la pulse

oui, il en presse les authentiques lèvres pour un jaillissement nouveau.

la main prise dans la page

en réponse à l'effroi : état du nom renversé de la déesse, des lignes grises, denses ou diffuses ou : écorchées


véritables empreintes mentales, ou encore,

VOCALES

VOIS CI, voix en registres, voix visibles

sur bandes magnétisées,

donnant en retour le son des langues

par l'action de la lumière

le corps noir dans lequel loger le nom...

Mitsou Ronat

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1 Claude Royet-Journoud / Lars Fredrikson, Le Travail du nom, Maeght Éditeur, 1976, collection Argile.

 

 

 

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