BULLETIN

ORANGE EXPORT LTD

Publié par Raquel, au 52 Av. Pierre Brossolette à Malakoff (92240)

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Sponte sua forte__        __________LUCR.
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Septembre 1976______________ _______________________N° 6

LIRE/JE/BIOGRAPHIE 1

 

... Quel texte ? – (« Je crois que toute consommation passive de l'ouvrage que j'écris est impossible. J'aimerais qu'il soit seulement scriptible, tel donc que seul un scripteur, du moins virtuel, puisse en faire la lecture ». Texte – donc – (déjà) écrit, (cependant déjà) laissé inécrit. À reprendre relancer.)

Une interprétation (interpréter joue – cf. le Robert – avec « commenter, expliquer ; solliciter, torturer ; comprendre, expliquer ; prendre ; incarner ; exécuter) de certains morceaux qui ont déjà rompu avec leur contexte. Dès lors, je (ne) lira (pas) : incarnera (notamment) (donc) un scripteur (du moins virtuel). (Pro)position difficilement soutenable. Je (commentateur ?) précise encore que je (lecteur/scripteur ?) passerai (régulièrement) la main. Rien d'étonnant en conséquence, si vous avez déjà relu ce que vous lisez dans un à-peu-près déroutant. Et le récrivez, la langue coupée. Si, entre autres choses, comme par hasard écrivant (malgré vous), vous n'arrivez plus à dire (ce que vous voulez dire). Reprenant relançant des pièces. Biographie (cela – ces traits obliques esquissant la cassure – ne s'entend pas) est l'une d'elles. Ne voulant plus, comme chacune d'elles, rien dire. Les déplacements des pièces, je dirais, exposent, bien plus que leur fonctionnement, leurs besognes. Leurs démarches qui miment, minent avec une grande douceur et beaucoup d'agilité le système du langage, celui de la communication, l'espace de la substitution, de l'échange. Les pièces n'ont aucune stabilité, aucune identité (tout au plus une semblance contrariée), aucun propre, aucune propriété. Partie d'un ensemble, chaque pièce – machine, biographie, scriptographie, fabrique textuelle, je... – est suffisamment spacieuse pour offrir au tout dont elle ne relève plus une scène où jouer une partition fragmentaire. Bien sûr, à tous les coups, les pièces subordonnées luttent énergiquement contre cette usurpation de pouvoir déraisonnable. Rien n'apaise cette lutte, tout l'envenime.

... Écrire (biographiquement) est dangereux. D'autant plus que rien ne ressemble à écrire et que écrire ne ressemble à rien. Encore faut-il souligner la dimension insurrectionnelle de l'écriture. Que, cependant, on reste sidéré par la transformation que fait subir à tout ce que nous croy(i)ons vivre et comprendre le texte biographique – transformation plus carrée, sans nul doute, que celle que nous dev(i)ons à ce qu'on a, trop précipitamment, appelé la révolution psychanalytique – voire, mutation.

Écrire biographiquement : écrire/vivre en se libérant des règles de sécurité qui limitent le jeu, écrire/vivre en arrachant les pansements (quoi de plus scandaleux ?). Dès lors, il est certain, inévitable, qu'écrire sollicite tout ce qui me retient à la vie, me tient en vie. Vie si affectée de ruptures, de cassures, de lézardes ; de temps morts, de silences, de blessures mortelles que je peux écrire que je suis déjà mort. Écrire (biographiquement) disqualifie toute autobiographie en ce que, à cette écriture, n'est pas dévolue une fonction de reproduction – reconstitution d'un passé déjà vécu – ce qui reviendrait à reconduire et renforcer les règles de sécurité. Tout système, du plus fou au plus sage, est destiné à rassurer. Davantage : à donner du cœur au ventre. À rendre (muette) la peur qui commande son édification. Or écrire désignerait par prédilection – toute l'entreprise biographique le confirme – ce qui sape toute construction, mine toute œuvre et corrompt toute pratique. Bref ce qui n'épargne pas. D'où un inévitable climat d'insécurité.

... Si j'écrivais « ma » vie, je me vouerais forcément à la production de textes lacunaires, à la constitution de passés fragmentaires, coupes espacées jamais vécues au présent par la foule de ceux – que leurs noms soient apparemment semblables à celui qui répond de mon anonymat ou qu'ils la privent de toute consistance et référence – dont l'existence est concevable à partir de –-, si ce n'est attestée par de nombreux témoignages, leurs discordances. Tel ouvrage, on le sait, devrait nécessairement livrer le récit de sa scription et il en irait de même pour celui-ci que pour le précédent qu'il inclut...

... S'ensuit cette intervention, ce désir monumental : d'un geste brusque, déplacer le texte biographique, le poser sur l'étagère autrefois vide – aussitôt dépliée en fragile table de travail – de l’« analytique biographique » que, derniers hommes, nous attendons et, déjà dans ce passage à l'acte, propager l'insurrection...

Jean-Paul Latteur

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1 Roger Laporte, Fugue 3 (Biographie), Flammarion, collection Textes, 1975.

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UN CHEMIN PROMENÉ DANS L'EAU DU MIROIR 1


Nous considérons que 1, 2 de la série non aperçue, « double récit », est la (ou une) préface du Jeu des séries scéniques, « roman » ; ces deux livres de Jean Daive sont publiés simultanément.

Préface : ce qu'on dit d'abord, ce qu'on dit avant de ... (avant de parler à nouveau, par exemple).

PLUS D'ËTRE, PLUS DE LANGAGE

Nous nous interrogerons sur la qualification « roman » attachée au Jeu des séries scéniques, dont nous dirons qu'il est l'œuvre d'un poète, Jean Daive, connu par des livres de poèmes qui sont autant de préfaces (fermées) du Jeu. Poète, Jean Daive s'est donné pour principe la non-répétition, pour acte la transgression (« ...l'Arcane comme balbutiement de mort si ce n'est franchir l'œuvre sans que l'esprit soit la parole »), pour sentiment non pas (principe de non-reproduction) la culpabilité mais la (dé)notation (chiffrée, musicale) du manque : « Plus d'être, plus de langage rien que de l'invisible répandant une image unique », mais : « Tout devient fraction parmi Tête blanche ». C'est que « L'Un-Seul paraît qui est l'Ombre en sa cinquième Figure. [...] Présence de l'Être-Nuit. [...] L'ancêtre frôlé, Présence s'avança vers Figure ». Transgression, et énoncé (comme du « problème »), demeure, étreinte (ou considération) de l'objet et du corps, plus précisément : de l'objet corporel, brut, bien avant qu'il ne soit symbole : chevelure, cerveau, raies de la chevelure, rainures du cerveau (« J'étais à l'intérieur du cerveau moi-même Figures et j'étais l'objet de leur nombre »).

Dans les livres de poèmes qu'il publia précédemment (notamment : Décimale blanche, en 1967, et Fut bâti, en 1973), la parole de Jean Daive apparaît sur la page blanche avec une volonté grandissante. Chez Daive, le Blanc ne se veut pas un écrin (voire écran) ou un au-delà (tu, indicible) : il est projection du Noir, de blocs noirs latents entre lesquels s'insinue le logos du poète, qui grave la page verticale, qui se trace un passage plus qu'il ne laisse une trace (éphémère, immortelle, immatérielle, etc. : blanche), cri qui reste dans la gorge de la page : criangulation (titre du 1 de la série).

QUI EST PÈRE ?

« Je m'avançai vers ce qui dès lors appelé au-delà de la connaissance fatale se trouva rejeté dans l'autre savoir », « je vis la disposition du langage en cinq diverses étendues desquelles la chevelure soufflait l'ordre des signes » : dans 1, 2, ... une nouvelle réflexion sur le passage (sur le dépassement, sur la transgression, sur le retrait-et-retenir : « Et sachant que la mort analogique est le seul médiateur entre pensée et savoir, entre pensée de l'inconnu et savoir d'un impérissable, qu'est-ce qu'une ombre qui n'est plus le contraire d'une ombre : l'inceste » clôt le 1 de la série non aperçue) est associée à l'interrogation ancestrale: Qui est qui ? Qui est (le) Père ? Qu(i) est femme ? Qu'est vulve, anus, ... ? Et alors : Qu'est-ce (dans ces conditions) qu'un arbre, un feuillage, un champ, ..., la judaïté... ? Confus, dire la confusion, qui se nomme, se donne pour lieu le récit machinal (sorte de sous-titre du 2 de la série, officiellement titré Khérem : excommunication), mais c'est une psalmodie, abrupte ; les mots viennent à manquer et le 3 consistera en quelques pages blanches pointées.

Ainsi, par l'affirmation du manque et par la restauration de la phrase (à un moment abolie) sommes-nous introduits au Jeu des séries scéniques, jeu répétitif (les blancs accèdent à la parole, les « Suppléments » ou organes génitaux mâles, sont à l'ordre du Jour) et itératif : la transgression ne restera pas en elle-même, l'énumération deviendra pratique des nombres, eux-mêmes relation de Figures. Jeu ne ressemble à aucun autre roman, nullement à ceux de Jouve ou de Blanchot, encore moins de Bataille ; à aucun poème de Daive mais engendré par tous, par leur succession. Igitur était un conte du temps présent, un peu plus que l'instant : du moment crucial ; Jeu, de beaucoup de temps, d'une longue vie, de la longueur (lourdeur) de la vie. Figure(s) ou Haute présence en Bas lieu : les chiottes, la mort. Femme (l'héroïne du roman) : la part féminine du monde, dans le monde, du narrateur, dans le narrateur. « Dans l'intervalle de mes mots et de mes morts, j'ai vécu obscurément le temps de la pierre et le temps de l'Enfant. »

UN CHEMIN PROMENÉ DANS L'EAU DU MIROIR

Au début : un climat d'épouvante, d'Erreur. Vertige (l'instant) ou Agonie (tandis que). « Elle traversait l'Enfer en même temps que l'imagination. (...) L'éternité préparatoire s'écoule dans l'attente des formules du corps. » Mais il est un théâtre (tout cela est joué, la Femme que « je » suis, ses divers âges, sa mort, ma mort), mais il est un jardin, espace réel et illusion que traversent des bandes de temps, comme si un jour pouvait être formulé quelque chose : « L'aube blanchâtre comme première phrase, et la masse méditante de la lune au milieu du jardin », il est une demi-marche, laquelle désigne l'escalier (et son symbolisme, pétrifié). Progressivement, les éléments (moins d'une douzaine) de la série accèdent au théâtre, ou prennent place auprès du théâtre, dramatiquement, hiératiquement, herméneutique, alors que Femme se reconstitue (tel un crime), se constitue Enfant (le narrateur, lui aussi, est cette Enfant, a cette origine), se constitue pour la mort, elle est aussi la Mort, celle de (son propre) Père, des Suppléments, ... Mort, Mémoire, Savoir. Le début. Ce qu'il y avait avant et derrière le début.

Un roman qui ne ressemble à aucun autre roman. Non pas une analyse (psychanalytique) linéaire, mais la synthèse du matériel : ce que nous vivons, tout entier, à chaque instant de notre vie (obscur à nous-mêmes qu'éclairent parfois le jardin, la peinture, la musique, plus précisément : la toile, la note), chemin promené dans l'eau du miroir. Nous sommes ce que nous regardons. Nous ne voyons pas ce que nous regardons. Nous comprenons ce que nous ne voyons pas. Nous soupçonnons ce que nous sommes. Nous ne sommes pas ce que nous savons... Le Jeu des séries scéniques, c'est la projection du schéma policier sur le vieux théâtre grec de notre vie.

Hubert Lucot

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1 Jean Daive, 1, 2, de la série non aperçue, Flammarion, collection Textes, 1976 ; Jean Daive, Le Jeu des séries scéniques, Flammarion, collection Textes, 1976.

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AH PARLE-MOI OÙ LE NOM ME DÉVORE 1

Pour les amateurs (sages) de poésie Pour commencer risque d'être une épreuve à la limite du supportable, et s'ils rejetaient le livre et l'auteur, ils n'en signifieraient pas moins, par leur déni, le caractère iconoclaste d'un livre. La poésie de Joseph Guglielmi est de celles qui, mêlant les langues, prose et vers, tous codes et registres en leur possession, profèrent une parole polyphonique proche du « tragique » du « sujet » moderne qui connaît son enfermement dans les vocables et dans leur ordre, et qui s'essaie à en amoindrir la tyrannie. Livre, donc, où la passion des mots, en se renversant, conchie notre langue belle et notre discours propre, devenus à leur étrangeté.

CHUTE supe(be ôdésert membre si finement gg ainé et dégainé Ô baiser jaune que tu meures sous lle trepan de nos baisers, sous la lune taran tara N. Ah parle-moi où le nom me dévore.

Les violences infligées à l'orthographe sont loin de relever d'une gratuité, mais disent un effort pour détourner la phrase grammaticale et orthographiée de son cours naturel. Pour commencer est un livre qui entend en finir avec une histoire des formes poétiques, les criblant d'un humour et d'une dérision qui attaquent le poétique à la surface des signes et défont le plaisir de lecture comme plaisir du même. Car Guglielmi accomplit un transfert, déjà entamé ici et là, et qui se constitue dans une dimension de la surface revendiquée contre une profondeur poétique ou littéraire. C'est déclarer que cette parole a lieu dans une « transversalité » apte à produire des séries qui dispersent et avalent les sens – où Guglielmi mélange les codes politique, poétique, philosophique, biographique, etc.

Pour commencer exécute, donc, une défiguration qui nettoie ou apure le poétique – seul le mot survit dans l'éclipse du sens. La visée – pour totalisante qu'elle puisse paraître – relève de l'exercice le plus pauvre d'un locuteur perdu au monde et dans « sa » langue. (Fable qui depuis le Lac où Lancelot est en attente de narration a rarement été mise en acte si brutalement.) Celui qui parle est en perte de savoir ; l'écriture de ce côté de la page est le versant d'un abîme – Mot du « tragique » pour dire la scène de Pour commencer comme tabula : l'espace de notre déréliction, non la table rase, mais la table de travail où dans le même temps s'inscrit la littérature, toute la littérature. (Joseph Guglielmi dit, le plus simplement, que l'histoire ne tache pas les livres lorsque nous les lisons – lisez le titre !)

Dire que nous avons affaire à une écriture plurielle serait peu dire pour un livre où tout sens est pulvérisé et se déploie à travers des enfilades de simulacres qui désormais néantisent la parole platonicienne.

Mathieu Bénézet



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Joseph Guglielmi, Pour commencer, Action Poétique (avec des dessins de Thérèse Bonnelalbay), 64 p., 15 F.

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