BULLETIN

ORANGE EXPORT LTD

Publié par Raquel, au 52 Av. Pierre Brossolette à Malakoff (92240)

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Sponte sua forte                           LUCR.
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Décembre 1976                                                                                N° 7

 

L'AJUSTEMENT DISSOCIATIF1

 

Un beau livre éclaté et brûlant, difficile à capter, à tenir... Remarqué, déjà, par Gilles Deleuze, Maurice Blanchot, Philippe Boyer. Un livre qui dépasse la coite obédience du récit « psychologique à affabulation romanesque » (Breton) pour nous entraîner, nous contraindre « au bord de cette page qui n'est ni page, ni papier, ni blancheur, ni réflexion, ni folie, ni sagesse, ni sens, ni livre, pas ta main, pas ta tête, mais commencement éclaté d'une expérience, sorte de présent qui se double sans cesse, sans jamais se pourvoir en suite-avenir, cassation, absence de grâce... »

Commencement éclaté d'une expérience, tel apparaît, en sa pratique disruptive le livre d'Agnès Rouzier, à propos duquel on pourrait parler aussi d'« ajustement dissociatif » tant y est manifeste ce que Daniel Wilhelm appelle le « travail de la séparation »2, séparation (qui) produit l'ébranlement du récit.

Ici, en même temps que le procès du livre, s'effectue le procès du corps un(it)aire. Le « corps », comme le livre, n'est pas une réalité donnée. En tant que concept totalisateur il n'est qu'un fantasme comme l'« auteur » ou le « couple »· Le « corps » dans Non, rien, ne se manifeste que comme absence, dispersion, chute. Il tend à s'identifier à la pluralisation et à l'in-différence des sexes, « ses seins gonflés comme une bite » hors (il faut le souligner) de toute réduction égalitariste mais en marquant que le désir, ce coupeur de parole, érode et disperse le corps ainsi qu'il contribue à la segmentation du récit ; à son atomisation et interruption : « Phrases rompues. Membres discontinus. Et le vide alentour... »

Le délitement du récit et sa dissolution-ouverture nous amènent à ce point sans identité et d'éclatement où se situent les livres d'Edmond Jabès. Là où la brisure fait loi et marque l'émancipation du livre. Également, l'instabilité pronominale à l'exemple de l'in-différence des sexes, des organes, confère au texte un statut d'inépuisabilité. Le sens est toujours « sans (qu')aucun point où s'accomplir... » Tout, ici, dérape et décroche... Sans origine ni achèvement, le mouvement spasmodique et haché de l'écriture semble s'acharner surtout à défigurer, à violenter, par l'effet d'un immense désir, l'intégrité du personnage-sujet, à pulvériser l'idée du moi-privilège en regard de l'animalité, l'organique, le bas, la merde. Ici, le fonctionnement du « récit » destructeur compromet le récit classique, fait sauter les catégories et barrières identificatrices, contourne et abolit le petit marché entre le vécu et le narré...

« Je sens sous ma pensée le terrain qui s'effrite » écrivait Artaud. Agnès Rouzier participe du même type d'effondrement. Elle s'aventure jusqu'à l'extrême danger, là où la chair se déracine et se coupe, où l'extrême ouverture menace à la fois avec la ténèbre engloutissante et avec l'aveuglement du sens toujours nouveau, où se joue dramatiquement dans l'errance-béance la dissolution de l'unité du moi et de la conscience... Toujours sous le fouet coupant du désir.

« ... suspendue au fil du rasoir... » sous le coup (la coupe) de « l'acier véritable » se poursuit la quête orgastique. Cependant, les vulves phalliques, face à la coupure castratrice, peuvent se tourner vers l'encre de la puissance et de la mort, le sperme noir dont le crachotement mythique scande les traces écrites, la grille procustienne contre quoi la pulsion s'écartèle et s'encrypte.

Joseph Guglielmi

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1 Agnès Rouzier, Non, Rien, Éditions Seghers/Laffont, collection Change, 1974.
2 In Maurice Blanchot, La Voix narrative, Christian Bourgois, collection 10/18, 1974.

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PHRASE 1

 

(Commencée, terminée par un coup de force, sans doute le même et qui s'est inversé au cours d'un trajet qu'elle suscite mais qui la domine, placée à la jonction de deux concurrences divergentes au départ mais qui se rapprochent sans cesse en vue de la former, celle du désir et celle de l'objet, la phrase nœud, se dénoue elle-même dans son déroulement tantôt route rectiligne aux bordures trop visibles pour ne pas conduire à l'impasse, tantôt méandres, l'anacoluthe traverse porteuse de fleurs bleues, qui se croisent de plusieurs manières et comme si le jeu avait été déjà préparé pour répandre des réponses claires parmi les zones d'ombres jusqu'à ce que, le fil cassé: mutisme, ou bien (objet, non objet, de la nuit), l'aveuglement duquel elle s'inspire, mais : jalonnant son trajet, sans cesse inquiète de se perdre en même temps qu'elle respire, comme au soleil retrouvé, à chaque niveau qu'elle atteint, joue toujours entre les deux points et la virgule, entre certains éclats sonores et leurs assourdissements qu'elle répète ou qu'elle oublie, (recèle ainsi une faute inconnue) parcourt son labyrinthe, les voiles soulevés, aisément ou trébuche; la nudité, le velours, la montre, le secret, l'humidité, l'ouverture, l'obscur à tête de Cassandre, chemine à travers ces plusieurs obscurités dont la sienne propre et de temps à autre ou selon son inclinaison reçoit un coup de clarté qui l'étourdit et l'arrête, future.)

Jean Tortel 

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1 Jean Tortel, Le Discours des yeux, inédit.

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PROSOPOPÉE DU « LECTEUR » 1

 

__________________________________________________Pierres :      Je n'ai pas à les retourner pour entendre, étant toujours       – paroles ou pierres, de l'autre côté.


Soif :   comme une pierre.    Oubli de la soif :    comme une pierre aussi.  Les quartiers d'obscurité, comme aveuglément je les longe, ne retiennent pas, mais se diluent...    par blocs qui, aussitôt dressés, distinctement se diluent...    Est-ce là appareiller, bâtir, ou jeter bas ?

 

(   où suis-je ?   dans l'emportement...    et immobile :  occupé à lire... comme endormi, sans qu'ici le sommeil en suspens tempère mon insomnie...

Lire :     je suis de l'autre côté des mots qui, lorsqu'on a ouvert la bouche, sont proférés    –    ici, comme immobile ou muet.



Mais les pierres muettes sont roulées    –    immobiles aussitôt avisées.




Gangue jusqu'au centre :    voilà le muet...    (    et roulant, tout de même...



... immobile, lecteur aussi immobile que parole ou pierre aussitôt avisée...



... avoir parlé amortit...        amortit ou freine quand cela doit s'inscrire en mots...     Ainsi parfois la nomenclature des chutes d'eau atténue : soit que le lieu-dit, dramatisé outre mesure, se volatilise, soit que la précipitation avec enjouement s'alentisse sur un bon mot   (il n'y a pas lieu de citer à ce propos des désignations de rapides qui viennent à l'esprit...



…   me viennent, lecteur sur la cassure, à l'esprit...    là même où la parole ré-pétée minimise...     moi qui ai lu et lirai...    et de nouveau lirai, n'étant en rien matière lisible ou à déchiffrer...     oubliant ce qu'au travers des mots j'ai pu un instant    –    rien qu'un instant   (   quand même il se répéterait à l'infini   ) sans atténuation, et dans sa crudité, percevoir...     Mais ces mots qui modèrent, mots de l'oubli, eux-mêmes et sur le champ les oubliant...      lecteur au passé, continuellement    –    et, dans sa lecture, qu'il lui en souvienne ou non, comme volatilisé...    fantôme feuilletant... vaporisé...    feuillolant...
   (  quand même cela serait allé sur le sang :  rien de moins personnel que le sang.)



« Son nom est perdu dans les temps qui se sont perdus eux-mêmes et sont dans la nuit,  le silence,  les ténèbres et l'oubli. »  (Montesquieu)      J'ajoute : le fracas...       j'y ajoute le fracas sur lequel silence se fait, jusqu'à ce qu'au travers des noms et des mots il se révèle silence et fracas de nouveau...



... moi, lecteur...   moi :   qui ne suis en rien matière à lire, matière lisible, ni à déchiffrer...    Lecteur au passé, toujours...    pour être là je décroche...



(...   demeurer, comme l'eau dans son débit, ou la parole, demeurent, ne com-porte aucune atténuation... )



Montesquieu, encore :    « Nos pensées roulent toutes sur des idées qui nous sont communes ;  cependant,  par leurs circonstances,  leur tour et leur application particulière, elles peuvent avoir quelque chose d'original à l'infini comme les visages. »



Ce qui est beau dans une maison de rivière    –    maison rivulaire    –    c'est que la régularité du galet aligné à la verticale n'a pas été produite en vue d'une construction...       Régulier, parce que roulé, voilà tout :      que je m'en saisisse ou non    –     et le roulement proposé à la lecture debout reste, dans l'opacité même des gangues égalisées aux points de rupture, perceptible où il aura pris hauteur sur les eaux.



Là j'entends grandir.    Comme augmenter    –  gagnant sur moi, l'écoute de mon vivant. J'ai lu.     « J'ai regardé croître les pierres. »


ANDRÉ DU BOUCHET

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1 Pascal Quignard, Le Lecteur, Gallimard, 1976.

 

 

 

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