Raquel

Photospéciale   copie

Emmanuel Hocquard. Que représente pour toi la confrontation de ta peinture avec l’écriture des autres ?

Raquel. Il y a un seul désir, un seul travail, qui est peinture. Ce qui change, c’est l’occasion, le fait que dans mon travail du livre, la peinture passe par la lecture, ou plus exactement, la peinture se donne dans ma lecture. Mais, au livre, je suis venue par la peinture elle-même, j’allais dire presque indépendamment de l’intérêt que je pouvais porter à telle ou telle écriture et d’abord par la manipulation quotidienne du papier avec ses prodigieuses aptitudes à se conformer, comme matière, aux gestes les plus divers : plier, froncer, froisser, teinter, peindre ou écrire. Or, parmi toutes les formes possibles, il en était une particulièrement riche à mes yeux pour la peinture : le livre. J’entends le livre sous sa forme la plus conventionnelle, avec son volume, son dedans et son dehors, son haut et son bas, son dos et ses tranches, son côté fermé et son côté ouvert, sa droite et sa gauche, sans parler de ce lieu idéal pour la répétition différentielle qu’est la succession donnée de ses pages. Bref une scène parfaite du corps.

Seulement voilà, il se trouve que ce corps est, historiquement et socialement, indissociable de l’écriture qu’il porte, qui fonde le livre en nécessité et en fait non seulement le symbole, mais l’instrument par excellence du savoir, de l’autorité et du pouvoir. La bible et le code. Toutes choses qui ne peuvent guère entretenir de relations paisibles avec la peinture telle que je la conçois.

J’avais donc deux manières possibles d’aborder le livre. La première consistait à faire comme si je ne savais pas ces choses, à entrer dans le livre en toute innocence et à tenter une rencontre à l’amiable avec l’écriture, un accouplement « merveilleux » en vue d’une synthèse nouvelle entre l’écriture et la peinture. Cela me paraît relever d’une utopie et il m’a bien fallu me rendre à l’évidence qu’un tel projet ne pouvait mener, dans le meilleur des cas, qu’à un jeu subtil, trop subtil, de correspondances qui finalement subordonnaient toujours le peint au sens de l’écrit, à la loi qu’il impose au livre.

La seconde façon d’aborder le problème, je l’exprimerais schématiquement comme ça : l’écriture est l’écriture ; la peinture est la peinture. Quand il leur arrive de se rencontrer à l’occasion d’un livre, elles n’ont pas à fusionner, mais simplement à concourir à un résultat précis. Faire entrer la peinture dans un livre c’est l’introduire en milieu étranger, c’est lui faire traverser un espace qui n’est pas le sien. C’est donc se livrer à une incursion, toujours violente, qui ne peut avoir pour effet que de ruiner, si peu que ce soit, le crédit idéologique du livre en question et en altérer l’unité. C’est à ce point précis qu’il faut reposer votre question sur la rencontre de ma peinture avec l’écriture des autres. Et surtout qu’il faut bien préciser « quels autres ? » Je veux dire quels écrits susceptibles de se prêter à ces raids contre la loi séculaire du Livre. La réponse est claire : Les écrivains avec lesquels je fais des livres (Michel Butor, Anne-Marie Albiach, Edmond Jabès, Pierre Rottenberg, Mathieu Bénézet, Alain Veinstein, etc.) sont tous des écrivains qui — du moins tels que je les lis — pratiquent eux-mêmes, dans et par leur écriture, une œuvre subversive : le livre est pour eux l’occasion, non pas d’affirmer ou de proclamer un savoir, une autorité et un pouvoir, mais de dire au contraire la difficulté, voire l’impossibilité d’un savoir, d’une autorité ou d’un pouvoir quelconque.

Alors à ce compte-là, oui, il y a rencontres entre l’écriture de ces autres et de ma propre peinture. Mais des rencontres provisoires, aléatoires, sans lendemains dogmatiques ; de joyeuses complicités : ce qui n’exclut pas juste ce qu’il faut de gravité.

Propos recueillis par Emmanuel Hocquard

 

 

Retour

 

Haut de page