Bernard Noël

 

Bernard Noel2 

 

 

 

 


Raquel sur le point de...
Cet entretien a eu lieu vers la fin de 1983 entre deux trains. Il fait partie d'un récit, Un trajet en hiver, demeuré à l'état de notes ...


B.N. - Ta peinture, ce "fin silence"".
Raquel - Ce n'est pas encore le jour, ce n'est pas encore la nuit, c'est le moment du entre, de l'entre-deux. Dans le Talmud, si on arrive à coincer quelque chose, on le décortique, et on arrive alors à une explication. Voilà, c'est ça, c'est clair! Mais aussitôt, non, ce n'est pas ça, pas
seulement ça, et c'est là que se situe le "entre" ...

B.N. - Tu voudrais l'expliquer?
Raquel - Je ne sais pas. La peinture me sert de question. Et de réponse aussi. Il y a toujours du trop. Faut déblayer. Déblayer tout ce qui paraît avoir du sens mais qui n'en a pas. Je le cherche, le sens. Tu sais bien que la parole ne peut surgir qu'à partir du moment où il n'y a plus rien.

B.N. Tu construis le rien ou son après?
Raquel - J'élimine. Je créé les conditions du rien, et dans ce rien j'attends.





B.N. - Que ça se renverse?
Raquel - Oui. Et quand je sens que ça arrive, ce n'est pas de la peinture mais du son. Et c'est le jeu entre les deux tableaux qui l'émet. Le diptyque est un accord, l'accord annonçant quelque chose qui n'est pas là.

B.N. - 
Et quand le tableau est terminé, ce quelque chose est arrivé?
Raquel - Non, le tableau est là pour que ce moment soit possible. Sur le point de ... On n'a jamais de réponse. On est seulement là où elle pourrait venir. Il n'y a pas de certitude, pas de possibilité de certitude. Il n'y a qu'un mouvement vers ... A bout de souffle, mais un souffle qui ne s'épuise pas. Tout est ouverture vers autre chose .. .

B.N. - Et la fin : quand vient la fin?

Raquel - Cest à un coup de pinceau près, le moment de la tension, de l'accord. Un coup de plus, ei rien, la mort. Un geste de trop et tout défaille.

B.N. - 
Qu'y a-t-il dessous, au-dessous de la surface finale?

Raquel - Beaucoup de couleurs. Pas toujours. Des années durant, je me suis astreinte à n'avoir aucune trace sur le tableau. Et là, je viens d'en commencer un tout noir, noir et blanc, et c'est fou les couleurs qui en sortent.

B.N. - Les couleurs ou la lumière?

Raquel - Lumière, mais lumière, c'est couleur. Un temps, j'ai peint avec beaucoup de couleurs, puis j'ai voulu voir ce que je pourrais faire sans, tout en recherchant la même intensité. C'est venu progressivement. J'en ai supprimé quelques-unes, puis suis passée au monochrome. Dans les noirs, il peut y avoir une intensité de lumière plus forte qu'avec toutes les couleurs . J'ai supprimé d'abord les accords de couleurs, m'en suis donc tenue aux couleurs pures, des rouges, des jaunes , des violets , mais monochromes. Les noirs, si l'on arrive à en tirer le maximum, ça éclate, ça irradie.

B. N. - Je suppose que le noir doit être parfaitement lisse?

Raquel - Oui, et il y faut une gymnastique corporelle. Une discipline du geste. Surtout dans les grands tableaux. D'un bout à l'autre du tableau, les gestes doivent avoir la même intensité. Le moindre frémissement de la main ou du souffle entraînait un accident.

 

 

B.N. - Que tu pouvais corriger?
Raquel- Non. En cas d'accident, je passais du blanc, et je recommençais tout.

B.N. - Et le geste suivant?
Raquel- Il devait avoir la même intensité, plus une très grande rapidité pour que la couche ne change pas de densité.

B.N. - Que pourrais-tu dire de cette technique corporelle?
Raquel - Je suis passée de la danse à la peinture, et me semble-t-il, il n'y a pas eu de coupure. La peinture va plus loin, c'est tout. Quand je travaille les grands tableaux, tous les muscles de mon corps jouent. Je les travaille debout, sur  une échelle, je redescends, je soulève. Je dois toujours penser l'espace. Parfois, je pose le tableau au sol, et alors, pour que ma main atteigne le centre, c'est une danse. Oui, de tout le corps.

B.N. - 
Quel est le lien entre cette technique et l'acte de peindre?

Raquel - La peinture est un plus, elle ouvre sur une autre dimension. Elle fait participer le corps à quelque chose qui le prolonge . C'est aussi le passage du physique au ... subtil. Si j'ai recours à un vocabulaire juif, les degrés de l'âme ...

B.N. - Qu'est-ce que l'âme?

Raquel - C'est une ouverture vers soi.

B.N. - Un soi qui se situe où ?
Raquel - Partout.

B.N. - 
Ta peinture est aussi un miroir noir ...

Raquel - Il y a une chose certaine, ma peinture ne se laisse pas voir. Quelqu'un rentre, et je vois mes tableaux se ternir ou bien s'ouvrir. Ils s'ouvrent avec le regard . Il faut les voir un par un. Dans le cas des diptyques, un seul suffit. Sans doute parce que le moment de l'un n'est pas le moment de l'autre. Et alors ils s'annulent.

 

 

B.N. - Accepterais-tu que je dise de tes tableaux : ce sont des fins qui commencent?
Raquel - Oui, c'est un travail de destruction de soi, mais pour construire . Je ne me sens pas peintre. A chaque nouvelle toile, je suis toujours aussi angoissée, aussi perdue . La technique corporelle n'est pas un secours puisqu'elle fait partie de moi. Il y a une panique, puis tout se met en mouvement, et j'entre dans l'oubli. J'oublie tout et je suis dedans. C'est le moment où tu ne sens pas l'heure, pas le froid. Il y a une loi. Toujours, il y a une loi. Tu fais ce que tu veux, mais selon la loi. Tu ne sais pas ce qu'elle est, mais tu la sens. Sinon tout se casse la figure, c'est la mort. Tu sais que tu fais comme tu veux et en même temps il y a cette loi.

B.N. - 
Travailler est-ce faire surgir la loi ?
Raquel - Oui, on peut dire ça. Mais cette loi n'est pas dicible, pas repérable. C'est une présence, et c'est aussi le présent. En fait, la chose la plus dure au monde, c'est de vivre au présent. Toujours, on se faufile en avant, en arrière. C'est la force de la peinture. La danse, la littérature, la musique, ça court.

B.N. - 
Quand la peinture est terminée, la loi est accomplie?
Raquel - La loi n'est jamais accomplie. Autrement tout s'envolerait. Il n'y aurait plus de temps. Le présent, c'est ce qui est, et le temps, ce qui n'est pas. Si le présent était absolument là, tout éclaterait. C'est ça le miroir noir. Le jour où tu es vraiment au présent, tout disparaît. On dit que  si tous les Juifs faisaient le Shabat en même temps, le Messie arriverait. C'est peut-être ça le présent .. .

B.N. - La fin du monde?

Raquel - Oui, de ce monde. Le Messie nous fera passer dans l'autre monde. Le monde où il n'y a plus d'histoire. Le monde sans temps. Le présent.

B.N. - Et un tableau peut avoir la terrible puissance d'être le lieu de ce présent?
Raquel - Peut-être .. . Mais qui saurait y entrer? Et surtout s'y tenir ...

 

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