NOTES

–––––––––––––––––––– PUBLIÉES PAR RAQUEL LEVY ––––––––––––––––––––
Mars 1996 – No 6_________                                                            _________ 50 F  

 

 

La littérature est, comme l’écrit Jacques Julliard, « un champ d’activité
qui, par construction, s’affranchit des règles de la morale ». Et il n’y a pas loin de la morale
à l’ordre moral, 
dont le « politically correct » donne la version contemporaine. Mais faut-il pour
autant se satisfaire de la « disjonction » communément admise entre l’artiste et son œuvre,
qui permet de trouver acceptable, voire naturel, qu’un homme mauvais puisse être un artiste
génial ? N’est-on pas fondé à retrouver dans le « dedans de l’œuvre » — le style, la technique
de l’artiste — les effets d’une éthique défaillante ?
Telles sont les questions abordées dans une discussion ouverte par Marcel Cohen,
écrivain, le 8 janvier 1995, à Malakoff. Y participaient : Danièle Bailly, professeur de linguistique,
Francis Bailly, physicien, chercheur au CNRS,
Claude Birman, philosophe,
Gérard Calliet, ingénieur informaticien, Gérard Cohen-Solal, physicien, chercheur au CNRS,
Philippe Gumplowicz, musicologue, Emmanuel Hocquard, écrivain,
Philippe Jaworski, professeur de littérature américaine, traducteur, écrivain,
Raquel Levy peintre, Jean-Yves Rondière, cinéaste,
Éliane Schemla, maître de requête au Conseil d’État.

 

 

L’ARTISTE, L’ŒUVRE, LA MORALE

 

Marcel COHEN : La publication en Israël de Voyage au bout de la nuit m’a amené à braver le ridicule d’un sujet aussi vaste et à le proposer à Raquel. Les violentes réactions qui se sont fait jour en Israël me paraissent d’autant plus remarquables qu’il n’existait aucune censure à l’égard de Céline, mais bien un consensus, de la part des traducteurs comme des éditeurs, pour ne pas le publier. En d’autres termes, une majorité d’intellectuels estimait que, face à une œuvre, les critères d’ordre éthique devaient avoir le pas sur les qualités esthétiques, celles-ci fussent-elles incontestables. C’est exactement ce que Zeev Sternell, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et membre de la gauche israélienne, reprocha à la traductrice. « En choisissant le critère esthétique, vous vous rendez la vie plus facile », déclara-t-il. Mais derrière cette question, somme toute assez simple puisqu’il s’agit, pour chacun, de savoir s’il veut, ou ne veut pas, lire une œuvre compte tenu de ce qu’il sait de l’auteur, s’en profile une seconde qui est un petit peu plus subtile tout en étant son corollaire : peut-on et doit-on dissocier l’auteur de l’œuvre ? Et une troisième : peut-on être le grand écrivain qu’est censé être Céline et, en même temps, le salopard qu’il fut ?

Tout le monde semble persuadé qu’un grand écrivain est quelqu’un « d’un peu mieux » que les autres sur le plan éthique. En tout cas, c’est une idée qui court abondamment et je me suis contenté de relever quelques citations montrant cette conviction. Cela nous amène à nous demander ce que l`on entend par éthique : est-ce le prolongement de la morale ? Y a-t-il une opposition entre les deux termes ?

Voici ce que Proust écrit à propos de la mort de Bergotte au Palais du Luxembourg, où était exposée la Vue de Delft de Vermeer. « Il était mort. Mort à jamais, qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent de preuves que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire. C’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicat, même à être poli, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps, mangé par les vers comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste å jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre sous l’empire de ses lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! pour les sots. De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance » (Roger Laporte fait remarquer, dans un très beau texte où il commente ce passage, que Proust ne dit pas que c’est vraisemblable, il dit que c’est sans invraisemblance.) « On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient pour celui qui n’était plus le symbole de sa résurrection. »

Si, au-delà du problème de Céline, nous pouvons nous poser le problème de la qualité d’une écriture, ou d’une composition musicale, en l’envisageant sur un plan éthique et non plus seulement esthétique, c’est parce que nous avons eu de grands devanciers, je pense notamment à Théodore W. Adorno (« Essai sur Wagner », trad. franç. 1962, Gallimard), et bien sûr à Nieztsche sur le même sujet.

Voici ce que dit Proust dans un autre passage :

« Peut-être est-ce plutôt â la qualité du langage qu’au genre d’esthétique qu’on peut juger du degré auquel était porté le travail intellectuel et moral. »

Et ceci, célèbre, de Kafka :

« Quelquefois, il me semble que l’essence de l’art, l’existence de l’art, ne s’explique que par une telle considération stratégique : pour rendre possible une parole vraie d’homme à homme. »

Edgar Poe :

« Non seulement j’estime qu’il est paradoxal de dire d’un homme de génie qu’il est ignoble en tant qu’individu, mais j’affirme sans hésitation que le génie le plus haut n’est rien que la noblesse morale la plus élevée. »

Erich Fried :

« C’est un combat (l’écriture) qui doit nous être entré dans le sang, qui doit nous avoir pénétrés jusqu’au bout des ongles, ce qui veut dire que le travail essentiel et décisif doit toujours être le travail essentiel et décisif sur soi avant même de s’asseoir à sa table de travail. Celui qui, de lui-même, ne prend pas véritablement part aux choses, qui n’a pas, surtout, combattu en lui-même les choses creuses, les poncifs, les réconforts trop faciles, et qui ne continue pas à les combattre sans relâche, ne peut jamais rien écrire de bien, sinon, au mieux, des choses bien intentionnées. »

Montherlant, dans un hommage à Charles Péguy :

« Péguy illustre en plein pour moi le mot d’André Suarès : “Il n’y a pas de grands écrivains, il n’y a que de grands hommes.”

Mot que j’entends ainsi : Il n’y a pas d’écrivain où il n’y a pas un homme. »

Francis Ponge :

« Je suis un moraliste, en ce sens que je veux que mon texte [...] soit une loi morale, [...] et seule une formule verbale, c’est-à-dire abstraite au maximum, mais concrète å la fois, parce utilisant l’alphabet, la syntaxe, le mode d’écriture et la langue commune à notre espèce et à notre époque, les révolutionne pourtant. Je veux être un moraliste révolutionnaire. »

Hermann Broch :

« Le système du “tape-à-l’œil” exige de ses partisans : “fais du beau travail”. Alors que le système de l’art a pris pour maxime le commandement éthique : “fais du bon travail”. Le “tape-à-l’œil”, c’est le mal dans le système des valeurs de l’art. » Hermann Broch ne s’en tient pas à cette considération générale sur le « tape-à-l’œil » (ou le « kitsch »), il tente de le définir : « Dans l’art “tape-à-l’œil”, les moyens d’obtenir l’effet sont toujours éprouvés. L’essence du “tape-à-l’œil”, c’est la confusion de la catégorie éthique et de la catégorie esthétique. »

Hermann Broch va loin, l’apothéose de l’art « tape-à-l’œil » étant, pour lui, l’incendie de Rome par Néron, pendant que celui-ci joue de la lyre sur sa terrasse :

« Celui qui travaille pour le bel effet, celui qui cherche seulement cette satisfaction affective, ce relâchement momentané de son oppression que lui procure la beauté, en un mot, l’esthète radical, aura le droit d’utiliser et utilisera tout moyen sans aucune retenue pour parvenir à cette beauté. »

Léonard de Vinci :

« La bonne littérature a pour auteurs des hommes doués de probité naturelle. Et, comme il convient de louer plutôt l’entreprise que le résultat, tu devrais accorder de plus grandes louanges à l’homme probe peu habile aux lettres qu’à un qui est habile aux lettres, mais dénué de probité. »

Vladimir Jankélévitch :

« C’est en général la disjonction esthétisante des qualités qui est la négation impertinente et désinvolte du sérieux éthique. Et disons plus encore : le vice, c’est la vertu dissociée ou isolée des autres vertus. Peut-être trouvons-nous là l’origine du paradoxe le plus profond de l’école stoïcienne. Celui qui a une vertu les a toutes ; celui qui a toutes les vertus sauf une n’en a aucune. Que dirait-on par exemple d’un homme juste qui ne serait pas courageux ? Ou d’un homme courageux qui ne serait pas sincère ? »

En France, on dit de Céline : « un génie mais un salopard ». Ce « mais » m’apparaît comme une injure personnelle. Le problème pour moi n’est pas de savoir si la personne qui m’envoie à la chambre à gaz a du génie ou seulement du talent.

Je repose la question : est-ce que l’on peut aborder le sujet comme cela ou est-ce ridicule ?

Francis BAILLY : Ce n’est pas ridicule. La pensée de Heidegger est-elle « disjonctible » du terrain politique ? Jean Beaufret a défendu cette position avant de se retrouver dans le camp des négationnistes... Au moment de la montée du nazisme, un mathématicien estimé par ses pairs, et qui avait démontré des théorèmes, s’est engagé dans la S.S. Quel rapport y a-t-il entre cette œuvre dont les mathématiques ne peuvent se passer et sa position « éthique » ? S’il devait exister d’emblée un accord entre la probité et l’habileté, comme disait Léonard de Vinci, ce mathématicien n’aurait pas dû prendre cette position. Manque éthique vertigineux, résultat créatif extraordinaire. Même problème avec les physiciens allemands. Cette situation conduit à se poser la question : y a-t-il un caractère éthique inhérent à une œuvre ?

Marcel COHEN : L’esthétique serait sans rapport avec l’engagement politique ? L’antisémitisme est aussi une maladie de la pensée, une atteinte à l’intelligence. Adorno dit que les effets produits par la musique de Wagner sont nocifs car ils exaltent la régression. Peut-on analyser Céline comme Adorno le fit avec Wagner ? Son écriture n’est-elle pas le comble de l’écriture « tape-à-l’œil » fabriquée en vue d’un effet ?

Philippe JAWORSKI : La question autour de laquelle Raquel nous a réunis est immense. Dans l’histoire de la production littéraire, on aurait beaucoup de mal à trouver un texte sans clichés antisémites. Chez les plus grands, les plus subversifs, ceux qui ont pris le parti des marginaux, des opprimés, des exploités, de la femme, de l’enfant, de l’esclave, le stéréotype est là.

Marcel COHEN : Nietzsche s’est intéressé en profondeur à la musique de Wagner. Adorno, également musicologue, arrive à la conclusion que les effets que produisent la musique de Wagner sont nocifs. Nous rejoignons l’idée du style « tape-à-l’œil ». Certains effets sont nocifs parce qu’ils exaltent quelque chose qui est de l’ordre de la régression. Est-ce que l’on a les moyens intellectuels et la volonté éthique d’analyser aujourd’hui les œuvres comme Nietzsche le faisait pour la musique de Wagner ?

Philippe GUMPLOWICZ : Après avoir été un fan de Wagner, Nietzsche a fini par lui préférer Bizet. Pourquoi ? Bizet était léger, Wagner pesait. Trop d’idées.

Vous en appelez à un « pot commun » entre éthique et probité artistique. Un artiste sans éthique ne se contenterait pas d’être un salopard qui écrit des pamphlets antisémites au moment où les Juifs vont à la mort. Il saloperait également son travail, entre autres, par l’usage de poncifs et la recherche de l’effet. En somme, non content de mépriser autrui, il mépriserait son œuvre. Cela sous-entend que le bien et le beau auraient quelque chose en commun, voire qu`ils pourraient bien être une seule et même chose. Cela, les Anciens en étaient convaincus. Une légende veut que dans l’antiquité, les premières musiques notées aient servi de support à des textes de lois civiles ou religieuses. L’idée traverse notre histoire jusqu’au dix-huitième siècle. Un extrait des Lettres patentes, que le roi Charles IX accorda à Jean Antoine de Baïf pour l’établissement d’une académie de musique, la résume : « Là où la musique est désordonnée, là volontiers les mœurs sont dépravées, et là où elle est bien ordonnée, les hommes sont morigénés. » Les chemins se séparent à la naissance d’une discipline nouvelle, l’esthétique, au milieu du dix — huitième siècle. Le beau obéit désormais à des règles propres. Avec le regard que vous portez sur Céline, on fait retour à une vision unitaire. Pourquoi pas ? L’entente, ou même une manière de connivence entre le beau et le bien, peut s’appréhender sur différents plans. Le rêve : l’artiste que je vénère est aussi un grand homme. La demande sociale : artiste et citoyen, dirait-on aujourd’hui. La réflexion esthétique : les rapports qu’entretient le style avec la morale (sur ce point, il y a lieu de craindre que la recherche d’une correspondance entre art et morale, si elle contribue à activer la compréhension d’un auteur, ne donne de piètres résultats en ce qui concerne son œuvre ; toutes proportions gardées, les pas de géant faits par la sociologie de l’art ces vingt dernières années ont éclairé le « contexte » de l’œuvre, peu ou pas l’œuvre proprement dite). Et enfin, le jugement « moral » : ici, terrain glissant. Disqualifier l’homme, disqualifier l’œuvre ? L’ordre moral n’est pas loin... Le « politically correct » a apporté l’autocensure, le bâillon, les excuses en série et la platitude généralisée. Le « moralement correct » continue sur la lancée, avec l’injonction et l’accusation... Au nom de quel projet politique ? Pour quels objectifs ? Pour quels bénéfices ? Il y a eu blessure. Soit. Quelle réparation veut-on ? Dans le Talmud, une réparation a un prix, donc des limites. Or les accusations pour mauvaise conduite déchaînent des procès sans limites. L’injonction morale tue la morale.

Prenons l’exemple qui nous a réunis : l’antisémitisme. Être antisémite est-il un état ? Une identité fixe ? Une position ? Une strate de la conscience ? Il y a ceux (Céline, Pound, Wagner) chez qui le poison était structurant. Et les autres, moins « monomaniaques » dans la haine, antisémites amateurs, en quelque sorte. Des nappes par-ci, des pointes par là... Faut-il ne plus lire Giraudoux, Cioran, Mircea Eliade ? Accompagner toute mention de leur nom d’une mise en garde ? Garder en réserve les textes malsains pour les ressortir, on ne sait jamais ? La chasse à l’antisémitisme devrait être aussi réglementée que n’importe quelle chasse : pas tout le temps, pas sur n’importe qui, pas n’importe où, pas n’importe comment.

Philippe JAWORSKI : L’écrivain voué à l’écriture apparaît à la fin du dix-neuvième siècle. À partir de Flaubert, l’œuvre devient la seule morale de l’artiste, la notion d’éthique n’a de sens que dans l’esthétique, l’artiste n’a de comptes à rendre qu’à sa création. James Joyce pourra dire que la chute d’une feuille et une déclaration de guerre sont une seule et même chose. Par ailleurs, l’histoire fait irruption, et l’artiste est sommé de sortir du huis clos de la création. Le développement des idéologies a joué un rôle considérable là-dedans. C’est entre ces deux pôles que l’on doit réfléchir : l’autonomie du champ de la création et l’ouverture de l’œuvre à l’histoire.

Francis BAILLY : Dans le domaine scientifique, il y a une éthique professionnelle qui n’a pas grand-chose à voir avec l’éthique sociale. Certains qui sont « bien » sur le terrain de l’éthique professionnelle peuvent fort mal se comporter dans le cadre de l’éthique sociale.

Gérard CALLIET : Dans le cas Céline tel que l’aborde Marcel Cohen, la question n’est pas dans le rapport entre le domaine de la création artistique et la morale, mais dans le moment de la création. Il y a deux erreurs à ne pas commettre : faire une distinction entre le bonhomme et l’œuvre, et crier à la collusion entre le bonhomme et l’œuvre.

Marcel COHEN : Mais relit-on les grands romans de Céline à la lueur de ce que nous savons ?

Philippe JAWORSKI : Sur Céline, on sait pratiquement tout. La saloperie du bonhomme commence avec cette mascarade de la guerre de 14 où il se fait passer pour un grand blessé.

Marcel COHEN : L’écrivain est convaincu de l’importance de poser un mot sur la page blanche. Dans les Conversations avec Kafka, Janouch entre dans le bureau de Kafka et lui parle d’un collègue que personne n’aime, et il dit : « Je lui foutrais bien mon poing dans la gueule ». Kafka répond : « Vous ne pouvez pas dire ça, le mot est le premier degré du passage à l’acte et lorsque l’on veut tuer quelqu’un, on commence toujours par le tuer avec des paroles. » Ce n’est pas tant que Céline ait été antisémite qui me gêne, mais le fait qu’il ait pris soin, soir après soir, de l’écrire. Une chose est de s’engueuler autour d’une table, une autre est de prendre la peine de distiller, soir après soir, cette haine par écrit quand on est écrivain.

Claude BIRMAN : Le centre du problème est celui de « l’un » et du « multiple ». Question de foi : soit on ressent l’évidence de cette unité de soi dont parle Jankélévitch, et dès lors que l’on a le moindre doute sur ce que l’on appelle en hébreu la temíma (simplicité, intégrité, intégralité, unité des vertus), lors de la rencontre d’un obstacle, l’on s’arrête. Je repense à ce que dit Francis Ponge : « Que mes textes soient une loi morale. » Évidemment, dès que l’on se prend à écrire, c’est pour écrire la loi morale. Mais à défaut de pouvoir assumer cette intégrité telle quelle, l’on trouvera des coefficients de liberté dans chaque situation, fût-elle « tordue », et l’on pactisera avec un certain nombre de servitudes.

Comment un individu créatif assume-t-il cette liberté originaire qui le constitue comme homme ? En hébreu, on dit que dans le monde on trouve des éclats de lumière. Celui qui se définit par cette unité — par la lumière pure — s’arrête là où elle ne se manifeste pas.

Céline se rendait compte qu’il manifestait par l’écriture qu’il n’y a pas de différence entre la liberté, l’intelligence et la vertu. Mais il le faisait avec une complaisance qui aboutissait à des textes mortifères.

Dans la Bible, il est dit que le premier rêve de liberté est l’assassinat. Un animal n’aurait pas l’idée d’assassiner quelqu’un. C’est simple, mais difficile à dire vite : il faut assumer la part de liberté, de « génialité » d’une invention scientifique ou d’une création artistique. Cette créativité est partielle. Certains savent que s’ils vont au-delà de leurs capacités à affirmer la liberté, ils vont pactiser avec la servitude. Alors, ils s’arrêtent.

D’autres n’arrivent pas à s’arrêter. Un artiste peut avoir des faiblesses à l’égard de son art ou dans la portée éthique de son propos. Il cède ã la complaisance, parce qu’il a cessé de croire à l’unité, à la possibilité d’assumer sa liberté dans tous les domaines de son être.

Alors, il essaye de se sauver par son œuvre. L’œuvre fait l’auteur. Si l’on voulait maintenir cette positivité de manière spinoziste, on dirait que Céline existe dans la mesure où ce qu’il écrit est bon et génial. Mais Céline cède à ce qu’il y a de déshumanisant dans le contexte historique ou psychosociologique. Je vais revenir sur deux citations. Proust et le « monde différent » : un monde différent n’est pas notre monde. Le psaume dit : « Le monde est fondé sur la bonté. » Proust doute que notre monde soit fondé sur la bonté. S’il y a doute, on peut admettre des accommodements. Vous avez cité Montherlant à propos de Suarès : « Il n’y a pas de grands écrivains, il n’y a que de grands hommes. » C’est « cacher » ! Dans quelle mesure un grand homme est-il tout à fait un grand homme ? Quand sa grandeur conquiert tout l’être de son être. Sinon, on arrive à cette monstruosité : des aspects géniaux dans un contexte moche. Ou bien on affirme cette unité, et quand ce n’est plus possible, on s’arrête (l’âme sensible de Rousseau). L’écrivain évite de publier, s’il craint de ne pas être fidèle à la liberté de sa parole. « Caïn parla à son frère. » S’il n’était pas en mesure de faire de sa parole un dialogue, il valait mieux qu’il s’arrête au lieu de parler jusqu’à… le tuer. Ou bien, deuxième cas, on se place en dehors de l’unité : Céline a continué à écrire après la guerre, alors qu’il reniait d’une certaine manière ses pamphlets antisémites, car il s’est dit : c’est un aspect de moi, je pourrais être une simple ordure comme mon voisin, mais j’ai un « petit plus ». Troisième cas, celui qui parviendrait à être intégralement lui-même dans ce qu’il fait, à être libre : c’est le Messie. Certains s`en approchent, ils nous apparaissent comme des hommes justes. Le quatrième cas, le plus commun, correspond à celui qui sait qu’il a en lui quelque chose de génial, mais, ne voulant pas se limiter à ce qu’il est, accepte de se compromettre et développe un ressentiment contre le projet de manifester l’unité sans compromission. Cela explique l’antisémitisme. La haine des Juifs, de la Bible, de la liberté, ont un caractère métaphysique. En premier lieu, c’est le ressentiment envers ceux qui pourraient me reprocher de la « ramener » en n’étant pas juste. Défense préventive, afin que l’on ne me dise pas que je suis un salaud alors que je me présente comme un génie lumineux. Et je tourne ma haine contre ceux qui représentent ce souci d’unité. Ce n’est pas un hasard si Jankélévitch attribue pudiquement aux stoïciens (qui ne s’intéressaient pas à l’esthétique) l’idée de la « disjonction des qualités », autrement dit, le fait que la lumière soit fragmentée en éclats.

L’unité dont il parle est le kibboutz galouyot. Si l’on ne peut affirmer davantage de liberté, on ne cède pas pour autant à la tentation de faire passer la servitude pour de la liberté, parce que si l’on cède à cette compromission, on finit par haïr la liberté. Cela est dans l’esprit de Chestov. On aime la servitude parce que l’on a cédé à la servitude. Cela me paraît s’appliquer à Wagner. Quelque chose de génial, mêlé à un ressentiment contre la vie, contre la liberté. Ce qui fascine dans sa musique, c’est l’immensité du gâchis. Parti dans un projet de liberté, il finit par chanter la mort. Manifestation d’une liberté créatrice, qui n’est pas une divagation erratique, mais l’expression même de la Loi, de la loi de vie, l’art ouvre à un engagement politique sans ambiguïté, il n’y a pas conflit entre l’art et la politique. Le monde réel n’étant pas celui dont parle Proust, il ne faudrait pas en conclure que, quand le monde est malhonnête, l’artiste ne peut pas être honnête.

Jean-Yves RONDIÈRE : Pour reprendre ses termes, il fait son bouquin pour restaurer la beauté du monde.

Claude BIRMAN : Les faiblesses éthiques introduisent des faiblesses esthétiques au cœur de l’œuvre.

Marcel COHEN : Cela me semble un point très important. Je suis content que là-dessus, nous soyons d’accord.

Francis BAILLY : Ce qui me gêne dans la formulation « les faiblesses éthiques introduisent les faiblesses esthétiques au cœur de l’œuvre », c’est la qualification des deuxièmes faiblesses : je ne dirais pas que ces faiblesses sont dans la nature de l’œuvre.

Claude BIRMAN : Est-ce que ton mathématicien a continué à créer une fois qu`il a été dans les S.S. ?

Francis BAILLY : Malheureusement.

Claude BIRMAN : Des étoiles continuent à émettre quand elles ont disparu.

Francis BAILLY : Je conçois mal qu’une œuvre puisse ne pas avoir un caractère universel. De ce point de vue, il y a effectivement faiblesse.

Claude BIRMAN : Une faiblesse n’implique pas que l’œuvre soit disqualifiée. Est disqualifié l’avenir que cela aurait pu lui ouvrir. Ce qui « sauverait » Céline, ce serait un artiste capable de le continuer, en le délivrant de ce qui l’a compromis.

Francis BAILLY : Modiano montre dans ses écrits qu’il aime beaucoup l’écriture de Céline. Les héros de Modiano sont des héros du mélange, des gens confrontés à leurs potentialités.

Claude BIRMAN : Oui, et sans doute trouverait-on Céline agissant chez tous les écrivains contemporains, on ne peut pas tellement le contourner. Mais pour prendre le cas du mathématicien, il n’est finalement pas nécessaire d’être S.S. pour être un bon mathématicien.

Francis BAILLY : En général, c’est le cas (Rires).

Claude BIRMAN : L’œuvre de ce mathématicien peut être détachée de son engagement S.S. S`il n’avait pas été S.S., cela ne lui aurait pas nui, et peut-être même cela l’aurait-il aidé. Y compris dans son travail. Dans l’Étoile de la Rédemption, Franz Rosenzweíg, en accord avec la tradition juive, définit la Rédemption comme une délivrance du monde. En ce sens, l’artiste part de rien, de l’affirmation pure de la liberté...

Gérard CALLIET : Est-ce qu’il n’y aurait pas une parenté avec le fait que la position de l’artiste est en rapport à une altérité radicale ? Il est « ce avec quoi il part », et « ce vers quoi il va ». Il faut savoir d’où vient cette unité. Claude, tu disais qu’elle vient de rien...

Claude BIRMAN : Du ciel.

Gérard CALLIET : Il n’y a rien de plus proche de l’inspiration que la mauvaise inspiration. Respirer, c’est être confronté avec le tout autre. Le tout autre peut être l’intuition qui viendrait du ciel (unité, liberté), mais en même temps il contraint à la liberté. Mais on n’est jamais loin de l’inspiration par l’autre, le mauvais autre, l’autre de la contrainte. L’autre peut devenir le pire. Céline cède à l’autre, à l’autre pire.

Claude BIRMAN : Céline assumait, son écriture était apocalyptique. Même dans le Voyage, ses grands couplets sur la charité portent sur une charité dans un monde maudit. L’histoire du colonial qui travaille pour sa fille, vous vous souvenez ? Il a toujours des personnages « bons », de manière sacrifiée, extatique, une fraternité folle dans un monde.

Jean-Yves RONDIÈRE : de crucifiés…

Claude BIRMAN : Oui... Il développe la tradition de l’apocalyptique chrétienne dans un monde voué à la perversité. Il accorde un grand poids à la réalité de la servitude. Chestov dit que le péché originel est de croire à la nécessité. Si on ne relativise pas la réalité, on finit par s’y soumettre. Mais si on la relativise trop, on peut être dans l’illusion…

Marcel COHEN : Je pense à un texte de Roger Laporte : « La vocation littéraire ce n’est pas seulement être fasciné par les grands textes que tout le monde a lus, c’est aussi vouloir les détruire dans une certaine mesure ». Jabès dit qu’écrire, c’est imposer silence aux autres paroles. Alors on en arrive à dire que Céline a un projet éthique.

Claude BIRMAN : Il se perçoit comme un témoin : « Je suis chroniqueur, dit-il. Comment pourrait-on maintenant imaginer la fin de la Deuxième Guerre si on n’a pas lu Nord ?

Jean-Yves RONDIÈRE : Il est chroniqueur de la mort.

Claude BIRMAN : Pas n’importe laquelle, celle que l’on voit autour de nous, en ce moment. Ce qu’il raconte ne s’est pas passé avant, ne se passera pas après, c’est ce qui se passe au vingtième siècle. Ce n’est pas une apocalypse en idée, mais vécue.

Gérard CALLIET : Si l’on situe le cas Céline dans cette bipolarité, l’émergence de l’art pour l’art et la convocation par les idéologies de l’artiste, on peut dire que Céline « force » la parole de tout le monde, anomique et impersonnalisée. On comprend à quel point sa position est pernicieuse. Installé dans la rupture, il utilise le langage du n’importe quoi, en le magnifiant.

Philippe GUMPLOWICZ : Peut-on dire que Céline ne répond pas à ce que l’on attend d’un homme et, dans le même mouvement, voir en lui un frère humain ?

Marcel COHEN : Ça me gêne que l’on me mette dans cette situation : si tu ne reconnais pas que Céline est un génie, tu es un imbécile.

Claude BIRMAN : Vous pouvez le reconnaître…

Marcel COHEN : On me force à l'admettre. Ce « mais », à propos de Céline, est bien une perversion. L’acceptant, je m’en fais le complice.

Claude BIRMAN : Vous adoptez la position de l’anathème au sens biblique. On brûle la ville, les habitants, les animaux. Cela pose un problème de Rédemption. Qu’est-ce qu’on peut sauver ?

Marcel COHEN : Je suggère que l’on relise.

Claude BIRMAN : Sa femme l’a fait, elle a dit : ça on publie, ça non. On l’a fait pour Luther. Allez-vous rejeter tout Luther à cause de ses pamphlets antisémites » ?

Francis BAILLY : La difficulté vient du fait que ce n’est pas au nom de l’unité que l`on pose la question, mais au nom de la disjonction. D’accord c’est un salaud, mais son œuvre ! On établit d’emblée la disjonction. Séparer l’œuvre et la saloperie est impossible, du point de vue de l’unité. En ce qui me concerne, je poursuis un combat contre ce qu`a fait Céline et je m’intéresse à ses textes. Je trouve l’unité en moi, dans le processus par lequel je suis en mesure d’effectuer ce tri.

Marcel COHEN : Ce qui pose problème, c’est que l’on nous impose d’accepter ce « oui mais », cette disjonction...

Philippe GUMPLOWICZ : Mais l’unité de l’artiste ? À chercher parmi les artistes — ou écrivains — celui qui parviendrait à être intégralement lui-même dans ce qu’il fait, à être libre, le juste, comme dit Claude Birman, on ne rencontre que du vent. Où mettons-nous la barre ?

Marcel COHEN : Si l’art, la littérature n’est pas cette tentative vers l’unité, alors quelle importance tout cela a-t-il ? Ce qui paraissait exemplaire dans le cas de la traduction de Céline en hébreu, c’est que si Céline n’était pas traduit, ce n’est pas parce qu’il y avait une censure, mais parce qu’il y avait une espèce de consensus pour ne pas le traduire.

Claude BIRMAN : Vous pourriez faire la même réflexion pour Voltaire. Voltaire est sûrement traduit en hébreu. Il faut distinguer l’avant et l’après. Une fois que quelque chose est révolu, on peut reprendre ce qui est bon, aimer les cathédrales indépendamment du christianisme historique. Que les étincelles soient dans la boue ne peut justifier le fait que quelqu’un se mette dans la boue et dise : « Vous me pardonnerez, ça ne va pas m’empêcher de produire des étincelles ». On ne peut donner quitus d’avance à quelqu’un qui fait preuve de complaisance.

Jean-Yves RONDIÈRE : Tu prévois deux types d’analyse, une pour le passé et une pour le présent ?

Claude BIRMAN : Le passé est rempli de tentatives avortées de ce que l’on doit réussir dans l’avenir.

Jean-Yves R0NDlRE. — Ce qui est condamnable aujourd’hui peut contenir quelque chose qui, dans une analyse future, dira le contraire.

Claude BIRMAN : C’est un fait. Il faut maintenir que la morale ne peut pas sortir d’ailleurs que de l’art. Les textes bibliques sont d’abord artistiques. L’artiste dit la vérité. Le moralisme qui s’oppose à l’art est forcément étroit.

Marcel COHEN : Ce qui me frappe chez beaucoup d’écrivains de ma génération, c’est une espèce de suspicion vis-à-vis de la littérature avec un grand lieu de toutes les compromissions, où les étincelles et la boue sont inextricablement mêlées.

Emmanuel HOCQUARD : Pas seulement des compromissions sociales.

Marcel COHEN : Je crois que ce qui pourrait caractériser des écrivains aussi différents, c’est une méfiance instinctive à l’égard de la littérature et une sensation que poser un mot est un acte éthique et esthétique en même temps. Ce qui pourrait caractériser la poésie aujourd’hui, c’est non seulement la haine de la poésie, mais aussi le sentiment de sa gravité extrême, d’où une raréfaction, jusqu’à « l’écriture blanche » que l’on connaît.

Emmanuel HOCQUARD : Je me demande s’il ne conviendrait pas de faire la distinction entre morale et éthique. Je ne les vois pas sur le même plan. On doit pouvoir faire des connexions entre les deux, mais si la morale est l’ensemble des règles que se donne une société à un moment donné, je ne pense pas que l’éthique soit concernée par cette histoire-là.

Gilles Deleuze, à propos de Foucault, écrit ceci : « La morale se présente comme un ensemble de règles contraignantes d’un type spécial, qui consiste à juger des actions et des intentions en les rapportant à des valeurs transcendantes (c’est bien, c’est mal…) ; l’éthique est un ensemble de règles facultatives qui évaluent ce que nous faisons, ce que nous disons, d’après le mode d’existence que cela implique. On dit ceci, on fait cela : quel mode d’existence ça implique-t-il ? » Peut-être est-ce à entendre comme lorsque Wittgenstein écrit que « L’indicible [...] forme peut-être la toile de fond à laquelle ce que je puis exprimer doit de recevoir une signification ». Chez Wittgenstein, « L’éthique et l’esthétique sont une », mais l’éthique ne traite pas du monde. Je dirais, par métaphore, que je vois la morale comme du prêt-à-porter et l’éthique comme du sur mesure, au sens où Wittgenstein évoque un essayage chez le tailleur. L’appréciation (esthétique ou éthique) consisterait à évaluer la justesse ou la correction d’un travail sans se reporter pour autant à un modèle préexistant comme en morale. Ces appréciations ressembleraient aux indications données au tailleur : « Ce n’est pas la longueur correcte. » « C’est trop long, trop court. » « Voilà, n’y touchez plus. » Une telle approche est le plus souvent négative. « Ici, quelque chose ne va pas » ; « Ici, je sens qu’il y a quelque chose de louche. » Mais qu’est-ce qui me permet de me dire : « Ici, ça ne va pas » ou « Maintenant ça va » ? Je n’en sais absolument rien, mais je sais que ça ne relève pas de la morale, des notions de bien et de mal, de beau et de laid. Il y a un certain nombre de notions qui me paraissent louches, que je ne peux pas accepter de gober comme ça, sans autre forme d’examen : œuvre, auteur, grand écrivain, beauté, style, etc. Le travail d’un écrivain est quand même d’abord un travail sur le langage, sur la « sincérité » (au sens que Zukofsky donnait à ce mot) de son propre langage. Cela suppose un examen permanent des notions que charrie ce langage, autour de moi et en moi.

Claude BIRMAN : « Dieu » ?

Emmanuel HOCQUARD : « Dieu », ça ne passe pas non plus... À la fois j’aime le côté studieux de la parole qui circule ici entre nous et en même temps, j’éprouve une certaine gêne. Je trouve cela un peu sérieux et grave. Je trouve que ce n’est pas suffisamment joueur. Il y a des problèmes qu’on devrait pouvoir aborder en jouant.

Danièle BAILLY : La science ne joue-t-elle pas ?

Emmanuel HOCQUARD : Dès qu`on parle de littérature, on est d’un immense sérieux. Rien que cela me la rend suspecte. En littérature, même ceux qui jouent le font sérieusement. Pourquoi est-ce que l’éthique ne serait pas joyeuse ?

Francis BAILLY : Quand tu dis : « Je ne sais pas d’où vient ce qui fait que quelque chose ne va pas », c’est le point important.

Emmanuel HOCQUARD : Oui, je pense que c’est le point important. Mais ce n’est pas pour autant une question angoissante.

Claude BIRMAN : « Certains mots ne passent pas ». Vous sentez qu’il faudrait dire autrement ?

Emmanuel HOCQUARD : Ce n’est pas tellement la question des mots, mais des notions que véhiculent les mots. On pourrait dire table ou chaise autrement. Ça compliquerait un peu les choses, mais ça ne changerait rien au fond. Les notions de table et de chaise ne me paraissent pas, au demeurant, particulièrement suspectes. Je pensais aux mots qui véhiculent des notions imprécises, voire ambiguës. Ou des mots qui amalgament plusieurs notions sans qu’on ait pris la peine de préciser dans quel sens on les emploie ; ce sont les plus pervers : des mots comme vie et mort, origine, temps, aimer, nature, homme, unité, commencement et fin, etc. Sans parler des mots qui relèvent de l’indicible : Dieu, infini, que sais-je encore. Ces mots, il faudrait éviter de les utiliser sans avoir pris un certain nombre de précautions. Ou ne les employer que dans les formulations négatives. Le mot le plus inoffensif en apparence peut masquer un préjugé.

Francis BAILLY : Tu es très wittgensteinien.

Claude BIRMAN : Tu sembles dire que nous souffrons d’une maladie du langage.

Emmanuel HOCQUARD : Je dirai, pour le coup, d’une maladie éthique qui se manifeste et se transmet dans et par le langage. Pas seulement les mots, mais aussi et surtout la grammaire. C’est aussi notre chance : ce dont nous souffrons dans le langage, nous pouvons en guérir dans le langage, par une critique vigilante de notre langage. Toute notre grammaire serait à reconsidérer de fond en comble. Les notions de sujet et d’objet, par exemple. J’ai le sentiment, comme on dit, que nous avons moins besoin d’écrivains, de philosophes, de psychologues ou de métaphysiciens que d’ingénieurs-grammairiens.

Francis BAILLY : Est-ce que tu penses que pensée et langage, c’est pareil ? C’est vrai, compte tenu de ce que tu dis, c’est l’essentiel.

Emmanuel HOCQUARD : J’hésite à répondre oui absolument, mais au fond je le pense. Existe-t-il une pensée musicale, une pensée picturale, etc. ? Sans doute. Encore faudrait-il préciser en quel sens. C’est peut-être ici qu’on pourrait reprendre la distinction entre dire et montrer. Mais ce que je peux dire, en tant que soi-disant écrivain, c’est que ma pensée est à l’œuvre dans le langage. Que les problèmes que je soulève, je les soulève dans et par le langage. Je ne vois pas comment je pourrais résoudre hors langage des questions que je me pose sur et par le langage. Et quand je dis résoudre, je ne veux pas nécessairement dire trouver la réponse. Résoudre un problème, ça peut aussi consister à dissoudre une question mal posée. J’affronte volontiers les problèmes en termes négatifs. Oui, c’est par le langage que nous devrions parvenir à débloquer ce qui (nous) coince dans le langage. Pas forcément de chercher à énoncer des vérités, mais plutôt à débusquer les erreurs. Comme il existait autrefois des écrivains publics, nous devrions pouvoir aller trouver le garagiste grammairien du quartier pour qu’il nous dise ce qui cloche dans nos énoncés.

Marcel COHEN : D’où viendrait la négation chez toi ?

Emmanuel HOCQUARD : Chez moi comme chez n’importe qui, comme chez un chat, je suppose : si tu lui donnes à manger quelque chose qui va l’empoisonner ou le rendre malade, il aura un réflexe de méfiance et il ne mangera pas. Il ne dira pas non, mais il se comportera d’une façon négative, qui peut lui sauver la vie. Au bout du compte, ce n’est pas si négatif que ça.

Francis BAILLY : Il y a une question que je me posais par rapport à ce que tu disais : est-ce qu’il y a des négations qui peuvent valoir, sans une affirmation qui soit sous-jacente ou qui l’annule ? Dans le système formel, dans la logique des propositions, on ne peut construire un système logique de propositions qu’à partir de deux connecteurs. Sauf si l’on accepte que le système soit fondé sur la négation. Auquel cas, on n’a besoin que de la négation. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de dire que c’est une négation qui porte sur quelque chose. Et le « sur quoi » il porte est toujours en filigrane. Quelle est la dualité qui anime ta négation ?

Emmanuel HOCQUARD : Je ne suis pas logicien. Je répondrai, de mon propre fonds, que négation n’est donc peut-être pas le terme approprié. Que je ferais mieux de parler d’interrogation négative. Sur quoi portent mes interrogations négatives ? Sur des propositions de langage. Du langage qui court les rues, même celles des beaux quartiers. Devant telle proposition, je tique, je me méfie, je bondis même parfois. Alors, je l’examine. Je me demande : « Qu’est-ce qui m’a fait bondir ici ? » ou « Qu’est-ce qui, j’en ai le soupçon, ne va pas là-dedans ? » ou encore « De quelle notion, dont je ne me suis pas préalablement assuré, cette proposition est-elle porteuse ? » ou « Qu’est-ce qui, dans l’intonation de cette phrase, indique que quelque chose ne colle pas ? »

Francis BAILLY : Donc, tu as à ta disposition déjà un système d’évaluation qui te permet, devant une situation...

Emmanuel HOCQUARD : Certainement pas un système d’évaluation. Ça, c’est bon pour la morale. Si on parle d’éthique et qu’on est d’accord pour estimer que c’est autre chose que la morale (même si l’une est éclairée par l’autre), il me faudra parler de manière très vague de quelque chose comme un sens éthique. Pourquoi vague ? Parce que nous touchons là aux limites du langage, dirait Wittgenstein, et que nous cherchons à dire l’indicible. Mais peut-être que l’indicible se montre dans le langage, et donc dans ma vie, par ce que je nomme, faute de mieux, ce sens éthique qui fonde précisément ma critique du langage. C’est vrai, je ne sais pas ce que c’est parce que je ne peux pas dire ce que c’est. Mais s’il n’y avait rien du tout comme ça, est-ce qu`il me viendrait même à l’idée de me poser la question ou de comprendre ta question ? Il doit y avoir là quelque chose d’assez puissamment présent pour m’amener à penser que tout doit être mis à plat. Ce sens éthique, il me semble que chacun de nous en a l’expérience, même très diffuse, au quotidien. Mais aussitôt qu`on veut le saisir, comme un objet de pensée, il se dérobe. Ce qui ne me paraît pas très étonnant.

« Il y a en l’homme la tendance à donner du front contre les bornes du langage », notait Wittgenstein, au cours d’une conversation chez Schlick, le 30 décembre 1929. « Voyez par exemple lorsqu’on s’étonne de l’existence de quelque chose. Cet étonnement ne peut pas s’exprimer sous forme d’une question et il n’y a pas davantage de réponse. [...] Donner du front contre les bornes du langage, c’est là l’éthique. […] En éthique, on fait toujours l’essai de dire quelque chose, qui n’atteint pas l’essence de ce qui est en question et ne peut pas l’atteindre. » Le 17 décembre 1930, revenant sur sa Conférence sur l’Éthique, Wittgenstein remarque : « À la fin de ma conférence sur l’éthique, j’ai parlé à la première personne. Je crois qu’il y a là quelque chose de tout â fait essentiel. À ce niveau, rien ne peut plus faire l’objet d’un constat, je ne puis qu’entrer en scène comme une personne et dire je. […] Là il est essentiel que je parle de mon propre fonds. » Je regrette un peu l’expression « entrer en scène comme une personne » qui n’ajoute rien et, me semble-t-il, brouille l’énoncé, mais l’important est : « À ce niveau [...] je ne puis que […] dire je ». Important pourquoi ? Parce qu`il nous est indiqué ici que je est peut-être le seul point de passage entre dicible et indicible. Je comme mot de passe aux confins du langage. Il faudrait faire un jour la grammaire de je.

Marcel COHEN : La suspicion à l’égard du langage est ce qui fonde l’écrivain. Quiconque n’entretient aucune suspicion n’est pas écrivain. Tout écrivain sait qu’il cesse d’être totalement sincère à partir du moment où il commence à éliminer les mots.

Jabès prend l’exemple d’une femme qui quitte son amant, et celui-ci lui écrit pour lui dire combien il souffre, mais au moment où il prend la plume, il va essayer de faire des belles phrases. Et donc, il ne souffre plus, la vraie souffrance étant ce qui ôte le recours de la parole. Nathalie Sarraute dit qu`on ne peut pas écrire : « je meurs ». Toute écriture est dans une certaine mesure écrire « je meurs ». Ce qui est plus grave, c’est qu`une fois que nous avons dit « je souffre » dans un texte, nous finissons par croire que c’était la vraie souffrance. La souffrance devient la fiction de la souffrance, tout écrivain est sensible à ça.

Francis BAILLY : C’est une bonne thérapeutique.

Marcel COHEN : L’article de Patrick Kechichian qui rendait compte du livre de Henri Godard (Céline scandale, Gallimard, 1994) dans « Le Monde » était courageux. À ma connaissance, c’est le seul texte qui pose le problème d’une manière complexe, juste : « En aura-t-on jamais fini, trente-quatre ans après la mort de Céline [...] Au nom de la littérature, au nom surtout de la pensée très répandue que les écrivains jouissent dans leurs livres d’une sorte d’exonération de l’impératif moral, qu’ils constituent une élite, un clan ou une caste, qu’ils sont les juges et les garants de lois particulières par eux-mêmes édictées, on a tôt fait d’évacuer la réalité du scandale, ou de vider cette réalité de son contenu, d’en faire une donnée positive, une preuve supplémentaire et paradoxale de la grandeur. Il n’en demeure pas moins que, dans le cas de Céline, relativiser le motif scandaleux ou le contourner au profit d’une alternative bien tempérée qui mettrait l’œuvre présentable au premier rang, revient à commettre un véritable coup de force éthique dont la littérature ne peut sortir grandie. Les aspects ignobles ou monstrueux de Céline ne sont nullement périphériques, ou secondaires par rapport à la grandeur affirmée de l’œuvre. Il est, de plus, hautement improbable qu’entre ces deux termes une contradiction existe. “Mort à crédit” et “Bagatelles pour un massacre” sont contemporains. Les pamphlets antisémites et les romans participent du même mouvement d’écriture et de pensée. Céline n’a jamais renié ni regretté la moindre phrase de ses écrits. »

Jean-Yves RONDIÈRE : Il marche sur des œufs...

Gérard CALLIET : Le cas Céline est compliqué, dangereux ; il ne faut pas appliquer à son endroit un ton de propagande. On peut même arriver à un certain point de compréhension de Céline, si on commence par condamner rigoureusement sa position.

Philippe JAWORSKI : Il est impossible de dissocier l’écriture des romans et des pamphlets parce que l’écriture célinienne est à la fois l’écriture des romans et l’écriture des pamphlets. Il n’y a pas d’un côté des romans qu’on pourrait sauver et d’un autre côté un ensemble de textes à brûler... Son écriture romanesque deviendra de plus en plus résiduelle. À partir de Mort à Crédit, le phénomène s’accentue, la phrase se ramène au substantif, à l’injonction, à l’insulte, à une succession de petits éléments, de mots jetés... C’est une véritable écriture de l’insulte permanente, du mépris, de la haine, déjà présente dans le Voyage au bout de la nuit. L’antisémitisme en est la pointe extrême. Prendre le texte de Céline, c’est nécessairement se trouver dans une situation de grande compromission où l’on est amené à essayer de tenir à l’écart ce que lui n’écarte pas.

Gérard CALLIET : Qu’est-ce qui est le plus grave ? Quelqu’un au bord de sa propre folie personnelle, happé par l’invective, l’insulte et la haine, ou un bon bourgeois de son siècle qui s’en prend aux Juifs ? Céline est dans un rapport de fascination haineuse. Le témoignage d’écrivains installés qui, de temps en temps, laissent filer un truc contre les juifs, ne l’est pas moins.

Marcel COHEN : Il y a aussi la façon dont Céline produit ses effets. L’écriture de Céline n’est pas une écriture rapide, elle est très lente, très travaillée, très élaborée. Sans doute ce qu’on a écrit de plus littéraire dans le mauvais sens du terme depuis longtemps. Pourquoi, alors qu’il écrit laborieusement, veut-il nous laisser croire à une écriture rapide, haletante, au fil de la plume ? Proust ne cherche pas à nous faire penser qu’il écrit lentement ou rapidement, il écrit comme il écrit.

Philippe JAWORSKI : La légitimation va jusque dans les manuels scolaires. La consécration littéraire de Céline est liée à la réécriture de notre rapport avec la droite de l’entre-deux-guerres et avec Vichy.

Claude BIRMAN : Que diriez-vous des autres, publiés aujourd’hui à tour de bras ? Brasíllach ? Drieu ?

Marcel COHEN : Nous parlons de suspicion à l’égard des mots, nous devrions parler de suspicion à l’égard de notre culture... Si nous n’interrogeons pas le style de Céline, nous ne faisons pas notre travail. Un travail que font intuitivement des écrivains comme Emmanuel, mais qui ne semble pas relayé par les intellectuels. Par l’université notamment. On a l’impression qu’il y a une continuité, avec un paroxysme dans l’horreur, et qu’on peut refermer la parenthèse. On n’est pas naïfs au point de penser qu’il y avait les nazis d’un côté et un monde innocent de l’autre. Nous avons des questions à poser, y compris au style. Impossible de séparer l’esthétique de l’éthique.

Claude BIRMAN : Céline est un écrivain catholique, même si beaucoup de catholiques ne se reconnaissent pas en lui. Ce qu’il revendiquait... c’est l’idée de Satan prince de ce monde, et la crucifixion comme seule manière de se sauver dans un monde apocalyptique : incarner la charité et avoir tout le monde contre soi. Céline était fier d’avoir « l’article 75 au cul et des ennemis « hypocrites » qui le persécutaient parce qu’il était un saint. Isoler Céline de toute la culture chrétienne est difficile, mais rejeter la culture chrétienne en bloc paraît très difficile aussi.

Emmanuel HOCQUARD : Pourquoi ?

Claude BIRMAN : Parce que j’aime bien les cathédrales.

Emmanuel HOCQUARD : Il faut arrêter d’aimer les cathédrales…

Gérard COHEN-SOLAL : Il semblerait qu’on ait oublié qu’une parole écrite devient vivante quand on en parle. Discuter sur Céline, c’est lui donner de la vie. Je n’ai pas de commentaire à faire sur Céline. Je le laisse là où il est. Moins j’en parle, plus je l’enterre. Je me refuse à trouver de l’esthétique chez lui. C’est laid, comme ce qui est horrible.

Claude BIRMAN : Si tu ouvres Mort à Crédit, tu y vois la critique du scientisme. Il y a beaucoup de choses que j’ai apprises dans les livres de Céline, qui me permettent de comprendre le monde contemporain.

Gérard COHEN-SOLAL : Sur le plan social, en groupe, avec les gens qui le défendent, le mettent en avant, il faut répondre avec un marteau. Il ne faut pas décortiquer, analyser dans le détail. Vous lui donnez consistance. Vous l’écrasez ou vous évitez de l’écraser, mais il ne faut pas en discuter.

Marcel COHEN : Au contraire, il faut entrer dans l’esthétique du texte, pour savoir où est le danger. L’écriture de Céline nous est présentée comme un modèle. Mais il y a d’autres questions bien sûr, et on peut, par exemple, se demander si vouloir s’interroger sur l’identité, ce n’est déjà pas mettre le doigt dans un engrenage rouillé. L’université ne fait pas son travail, elle ne nous donne pas le bagage critique qui nous permet de lire les œuvres...

Emmanuel HOCQUARD : Ce n’est pas son rôle. L’université est le conservatoire de cette culture. Elle défend le corpus. Il devrait y avoir en dehors de l’université des gens avec des Grosse Bertha.

Philippe JAWORSKI : Le style n » est pas qu’un simple revêtement. Chez Wagner, le style n’est pas distinct de sa thématique. Le leitmotiv de la répétition, l’effet de fascination, d’hypnose, le jeu subtil sur les crescendo dans les moments où l’amour est exalté en même temps que la mort.

Marcel COHEN : Je déplore qu’il n’y ait pas un travail critique sur le style de Céline. Nous commencerions à parler de choses sérieuses, si on pouvait le décortiquer, comme Nietzsche en son temps a essayé de le faire pour la musique de Wagner, comme Adorno l’a fait…

Claude BIRMAN : Quand je dis qu’il faut sauver ce qu’il y a de réussi dans le style de Céline, ça ne veut pas dire qu’il faut le suivre dans les dérives qui conduisent à la mort. C’est le problème de l’éducation... Je n’accepterais pas un texte antisémite dans un manuel de littérature. En revanche, je comprends qu’il y ait des pages du Voyage dans le Lagarde et Michard.

Éliane SCHEMLA : Au départ ton tri paraît fin et à l’arrivée, c’est enfantin. Tu enlèves ce qui est antisémite et tu gardes le reste.

Claude BIRMAN : C’est ce qu’on a fait pour Luther. Je crois qu’on en revient là.

Marcel COHEN : Il y a un petit texte d’une grande clarté, de Lacoue-Labarthe, qui s’appelle « le Mythe nazi », dans lequel il évoque le cas Wagner en disant qu’il est intéressant que Wagner ait eu besoin d’un mythe fondateur et de l’identité qui en découle...

L’histoire de l’Allemagne est la recherche de l’identité allemande. L’Allemagne recherche une identité dans la Grèce des présocratiques ; ce qu’il y a de plus confus, de plus inarticulé, de plus fragmentaire, de plus archaïque. Dans la volonté de l’Allemagne de se chercher une source, il y a la volonté de ne pas trouver la même source que celle qui inspire l’Europe.

Philippe JAWORSKI : Qui serait l’anti Céline ?

Éliane SCHEMLA : Kafka.

Gérard CALLIET : Artaud.

Philippe JAWORSKI : Raquel, quel sens le mot « éthique » a-t-il pour toi ?

Raquel LEVY : Je me méfie du mot éthique. Le mot paraît clair au premier abord, mais plus j’y réfléchis, plus la transparence première se trouble. Lorsque l’on fait appel aux dictionnaires, les notions de morale et d’éthique s’y trouvent amalgamées, sans définition précise, comme souvent quand nous voulons approfondir le sens d’un mot. Il semble que nous vivions la plupart du temps en surface et avec bonne conscience, sans mettre en question notre vocabulaire, par peur de trop creuser, de mettre à jour la complexité qui nous constitue. Dans la langue de la Thora, très souvent, un même mot est à double tranchant, et peut définir deux notions opposées. L’envers et l’endroit du même. Chaque élément surgit au contact de son contraire. Comme deux options possibles. Ainsi le mal et le bien, qui peuvent se retourner selon les circonstances ou les conduites.

Lorsqu`on en parle, il semble aller de soi que le mal, c’est l’autre qui en est porteur ; nous seuls serions possesseurs d’une éthique saine, « vraie ». Hitler lui-même n’était-il pas porteur d’un projet qui devait sauver le monde ? Mais ne sommes-nous pas pétris de bien et de mal mélangés ? « Et vous serez comme des Elokim connaissant le bien et le mal » (Gen. 3, 5). Par conséquent, le premier travail à faire sur soi, en matière d’éthique, devrait être un travail de discernement : quelle est la part du mal en nous et quelle est la part du bien ? Dans la mesure où nous pouvons savoir ce que recouvrent ces notions. Par ailleurs, tenter de démêler ce qui nous appartient en propre, nous constitue, et ce qui relève de la culture, la famille, le milieu social ; ce qui en nous est leurre. Les petits caméléons sont légion. Et discerner aussi en nous, ce qui est affaire de sentiments, humeurs, sensations, c’est-à-dire du domaine du fluctuant ; et ce qui est du domaine de l’intellect, l’intelligence, la pensée... Ou bien dans une autre dimension, plus vaste, indicible : qu’est-ce qui nous permettrait d’aller au-delà de la pensée ? Chacun de nous, lorsqu’il pense et se pose des questions, ne peut le faire qu’à partir de sa constitution de départ et de son acquis. À partir de cette évidence, chaque point de son parcours n’est qu’un constat personnel, unique. On ne peut parler d’éthique entre sujets qui sont encore informes, mais ne peut-on parler de liens à établir, de l’importance de ceux-ci pour constituer une solidité — liens nécessaires préalables à toute construction du sujet ; je ne me constitue pas spontanément sans la confrontation à l’autre, regard, miroir, jeux de reflets qui me vivifient. Nous ne sommes pas coupés mais liés dans le moindre de nos actes, pris dans un réseau constant d’interférences qui nous engagent tous. Nous sommes en devenir, tout autant comme sujets qu’en tant que relation à l’autre ; et c’est là que l’on peut parler d’éthique en train de naître, en train de se faire. Nous sommes requis sur tous les fronts à la fois. La vigilance doit être constante, lucide, intellectuelle. L’histoire de l’Hébreu est une suite de tentatives en vue de l’accomplissement du projet dont nous sommes porteurs. La chose importante est ce travail de décapage : lutte contre les idoles, destruction des images, sur tous les champs à la fois. Sans oublier que le premier champ à décaper est en nous. Il n’y a que des points de vue, qui varient sans cesse, en fonction des situations et selon les territoires traversés. Pour nous, la vérité ne peut être que partielle, plurielle, car je ne peux me connaître, me saisir, n’étant qu`une dynamique subtile, en devenir. Ce monde n’est pas lumière mais confusion, opacité, tohu-bohu. Le plus sombre, le plus désordonné, en apparence. Un monde où tout est fait pour nous empêcher d’accomplir notre vocation d’être à part entière. Responsable. Toute la création, semblent dire certains de nos sages, tend à l’accomplissement de ce point ultime : un monde opaque, voilé... où les évidences ne sautent pas aux yeux — c’est le moins que l’on puisse dire ! Nous ne pouvons que travailler, toute notre vie, pour affiner notre perception, la pousser à l’extrême limite de nos possibilités. Aller vers... l’être en moi que je cherche à faire émerger, pour y puiser une certitude que rien autour de moi ne laisse prévoir. Pari fou, qui nécessite une intention forte, intense. Car je suis à faire à chaque instant.

Emmanuel HOCQUARD : Il est difficile de parler d’éthique en général. On sait si on est en accord avec ce qu’on fait au moment où on le fait.

Gérard COHEN-SOLAL : L’autre viendra peut-être dans cent ans, tu ne le connais pas. Tu ne sais pas qui est l’autre. Tu t’adresses à un autre, à qui tu proposes ce que tu es en train d’élaborer, et l’éthique apparaît dans la manière dont tu élabores. Et c’est pour ça qu’il me semble que l’éthique est forcément quelque chose de personnel...

Gérard CALLIET : Quand je vois tes tableaux, j’ai l’impression que tu confies à l’autre une très sérieuse énigme. Ta peinture provoque une sérieuse interrogation.

Raquel LEVY : En moi aussi. Quand je fais Notes, c’est le même acte que lorsque je peins. Le même questionnement.

Emmanuel HOCQUARD : On emploie le mot éthique, alors qu’on devrait parler de morale simplement.

Quand une commission se réunit, c’est pour mettre au point un certain nombre de limites, de règles, ça s’appelle un code moral. Je ne vois pas en quoi ça concerne l’éthique.

Gérard CALLIET : Une commission éthique, c’est le symptôme d’une inquiétude vis-à-vis d’une situation où des éthiques qui seraient efficientes dans un registre social sont absentes.

Claude BIRMAN : Est-ce que tout ce travail de défense et de critique préalable est nécessaire, ou est-ce qu’il compense le fait qu’autre chose ne surgit pas ?

Emmanuel HOCQUARD : Je ne vois pas aujourd’hui la nécessité de construire... Assez de constructions comme ça. On peut attendre de nous qu’on produise des « moins », pas des « plus », qu’on vide des baudruches de leur non-contenu. Pas besoin de construire de nouvelles baudruches à côté. Ça fera beaucoup de place et on respirera beaucoup mieux.

Marcel COHEN : Tu es censé apporter, dans le sens commun, quelque chose de plus.

Emmanuel HOCQUARD : Une brique de plus ? Les livres que j’écris, j’essaye de faire que ce soit une brique de moins.

Claude BIRMAN : Toute négation suppose un enjeu positif, un projet.

Emmanuel HOCQUARD : Vider le grenier est un sacré projet. Tous les Galilée ont eu une démarche négative qui a été drôlement positive... La finalité n’est pas de retourner dans le chaos, mais d’y voir plus clair. Et pour y voir plus clair, il faut chasser les ténèbres.

Marcel COHEN : Je voudrais renvoyer à la citation de Kafka de ce matin. Le travail d’un artiste, ce serait de rendre enfin possible une parole vraie d’homme à homme. Une parole vraie. Sans les poncifs...

Emmanuel HOCQUARD : On n’est pas naïf au point de pouvoir concevoir le « vrai » ou la « vérité » comme un objet à acquérir. Le « vrai » qui nous intéresse, c’est se débarrasser du « faux » en nous.

Marcel COHEN : Paul Celan comparait un poème à une poignée de main. Un geste vers l’autre, un don à l’autre, qui suppose une certaine forme de vérité, d’authenticité. On ne peut pas éviter l’autre.

Emmanuel HOCQUARD : « L’autre », ça fait aussi partie des gros mots... Je ne dis pas que la question ne se pose pas. Mais en affrontant cette question de face, peut-on la résoudre ? Je suis sûr que non. Si tu me dis qui est l’autre, je suis prêt à lui serrer la main.

Gérard COHEN-SOLAL : L’image de poignée de main est belle... (Rires)

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Emmanuel HOCQUARD : J’ai du mal àvoir de la beauté là-dedans. Une poignée de main est d’abord un geste de non-hostilité,
pas un geste d’amitié ni même de sympathie. Bon, ici c’est une métaphore. La métaphore d’une intention ou d’un état d’esprit. Ça ne va pas plus loin. À tout prendre, je préférerais encore « coup de main » à « poignée de main ». Imaginez une personne âgée qui a du mal à descendre une valise sur le quai, en descendant du train. Je peux aller vers elle et lui donner une chaleureuse poignée de main. Ça lui fera, si je puis dire, une belle jambe. Je peux aussi prendre la valise et la descendre sur le quai. Ça s’appelle donner « un coup de main ». C’est quand même plus intéressant.

Marcel COHEN : S’il n’y a pas l’autre, pourquoi se poser le problème de l’éthique en art ?

Gérard COHEN-SOLAL : Dans le domaine de la recherche scientifique, le travail est abouti dès lors que, d’une question, on arrive à plusieurs questions plus fondamentales. Le progrès de la recherche, c’est la création de nouvelles questions. On pose une question, on élabore d’autres questions plus primordiales, qui montraient que la première était mal posée, qu’elle était à côté… Espérer trouver comme réponse à une question autre chose que des questions, c’est la mort de la recherche.

Philippe JAWORSKI : Poser une question ne suppose pas toujours un interlocuteur. I

Malakoff, le 8 janvier 1996
Texte établi pour la publication par Philippe Gumplowicz

 

NOTES
avec la participation de

Danièle Bailly

Francis Bailly

Claude Birman

Gérard Calliet

Gérard Cohen-Solal

Philippe Gumplowicz

Emmanuel Hocquard

Philippe Jaworski

Raquel Levy

Jean-Yves Rondière

Éliane Schemla

© revue Notes 1996 – Tous droits réservés

 

 

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